Messe des Cendres et mémoire des défunts (13/02/13)
« LE MONDE SANS VOUS »
Homélie de Gabriel Ringlet
(Jean 20, 11-18)
Il y a presque deux ans, la romancière Sylvie Germain a voulu faire mémoire de son père et de sa mère, à travers un livre très touchant qu’elle a intitulé sobrement : Le monde sans vous.[1]Je crois que, toutes et tous, ici, à bien des égards, après avoir perdu quelqu’un qui nous était proche, nous vivons aussi, nous expérimentons ce que veut dire le monde sans toi.Et comme vous venez de l’entendre dans l’Évangile de Jean, Marie de Magdala va devoir, elle aussi, apprendre à vivre le monde sans lui.
Après le décès de sa maman, Sylvie Germain entreprend un voyage jusqu’à Vladivostok. Elle va, en effet, traverser la Sibérie à bord de ce train mythique, le Transsibérien, qui la conduira surtout, très loin à l’intérieur d’elle-même. Car cette traversée de légende la conduit d’abord au pays de ses chers disparus.
Et tout au long du voyage, au rythme de la locomotive, des poètes apparaissent, des paysages défilent, et d’abord le paysage d’une maman, d’un papa qu’elle évoque à travers la vitre du train dans ce qu’elle appelle son « imprécis de géographie passionnelle ».
Écoutez.
Concernant la maman d’abord.
« Une femme est morte. Toi, ma mère. En héritage : (…) : porter le poids de ton absence (…) Et lentement transmuer ce poids en grâce.
Ce sera long. Il y a des tâches vouées à l’inachèvement. » (p.13)
(…)
« Feins-tu de te taire, ma mère ? Es-tu en train de chercher des mots neufs, inédits, qui n’avaient pas cours dans cette vie et qu’il te faut trouver, apprendre à articuler sans gorge, sans bouche ? Mais peut-être nous fais-tu signe, et nous ne voyons rien, n’entendons rien. Saurais-je reconnaître ta voix si elle venait jusqu’à moi ? Saurais-je la croire ? » (p.37)
A propos du papa, elle écrit :
Mon père est un homme de partage. Il porte sur l’épaule un enfant invisible et radieux qui pèse d’autant plus lourd qu’il n’a aucun poids. (p.107)
Le Père à l’Enfant – Mon père s’est retiré dans l’invisible, dans l’irreprésentable. Regarder des portraits de lui, ou de temps à autre rêver de lui n’y change rien. Il a vraiment quitté ce monde. Il a vraiment creusé un vide qui ne se laisse pas combler (p.120).
Vous entendez qu’elle parle de son Père à l’Enfant comme on parle de la Mère à l’Enfant. Parce que pour elle, Sylvie, être nouveau-mort c’est comme être nouveau-né. D’ailleurs elle met un tiret à nouveau-mort.
« Comme le nouveau-né passe d’un monde clos à un espace immensément ouvert, le nouveau-mort passe d’un monde limité, aussi vaste et intense soit-il, à un infini ; il y a expulsion hors d’une intimité vers un inconnu radical. Et l’un et l’autre (le nouveau-né et le nouveau-mort) sont hors langage, infans, privés de parole. (p.125)
Tout à la fin, Sylvie Germain en vient à Marie-Madeleine et à l’Évangile que nous avons entendu il y a quelques minutes.
Elle aime bien cet Évangile pour une raison paternelle d’abord. Son père a acheté un petit terrain à Vézelay, juste en dessous de la basilique dédiée à Marie-Madeleine. « Un bien pour rien, écrit-elle, voué au vide et au silence (…). Mais ce petit bout de terre inutile tient précisément sa valeur de sa gratuité et de sa vacuité » (p.101)
Nous sommes au tombeau vide.
Noli me tangere, Ne me retiens pas dit Jésus à Marie. L’expression, vous le savez, nous a valu des bibliothèques d’explications.
« Intraduisible » avoue humblement la Traduction Œcuménique de la Bible.
Ne me touche pas !
Ne me retiens pas !
Et même : Ne me colle pas si on veut suivre le grec qui traduit l’hébreu.
Sylvie Germain propose : Ne m’arrête pas dans ma partance.
Il faut laisser les partants entièrement à leur partance, dit-elle, ne pas les entraver, ne pas les alourdir.
« La croyance attend le spectaculaire » nous dit Jean-Luc Nancy.
« La foi consiste à voir et à entendre là où rien n’est exceptionnel. Elle sait voir et entendre sans y toucher ».
« Ne me touche pas », « Ne m’arrête pas dans ma partance », mais… « Va trouver mes frères ».
Le poète suisse Georges Haldas regarde Marie-Madeleine comme « notre sœur intégrale ». Il dit aussi, c’est très beau : « l’ouvrière de la dernière heure ». Une ouvrière-médecin chargée de réaliser ce qu’il appelle – tenez-vous bien – « une sorte d’insémination confidentielle ». C’est cela pour lui, l’annonce de la résurrection. Car la résurrection, « elle ne s’étale pas, elle ne se répand pas comme on répand du lait. Elle se sème, mais pas à tous vents. Elle s’insémine, graine après graine, de chacun à chacun ».
Amen.
Gabriel Ringlet
(13/02/2013)