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Antigone par Christian Merveille

Les Samedis du Prieuré 2016-2017

ANTIGONE

par Christian Merveille

 

Antigone,

je ne sais pas pourquoi
mais ces derniers temps
je pense souvent à toi.
C’est peut-être, parce que ces temps-ci
le murmure des pantoufles
fait souvent bien plus de bruit que le claquement des bottes.

On raconte que c’est comme ça
à cause du syndrome de la grenouille.
- passer de toi à la grenouille
  c’est étrange et osé, je le sais,
  mais je vais t’expliquer... -
Si tu lances une grenouille
dans une casserole d’eau bouillante,
elle fera tout pour s’échapper,
pour ne pas mourir, consciemment, ébouillantée...
Si par contre tu places une grenouille
dans une casserole d’eau froide
et que tu chauffes lentement...
La grenouille s’habituera.
Au début, elle trouvera ça même agréable,
puis elle s’engourdira,
elle n’aura bientôt plus plus aucune réaction
jusqu’à se laisser ébouillanter
sans plus avoir aucune conscience
de ce qui lui arrive.

Ah ! Garder conscience de ce qu’on vit,
rester lucide quoiqu’il arrive.
Mais, comment faire ?

C’est peut-être pour ça que je t’écris
ces quelques pauvres mots presque bafouillés.

Chez toi par contre la parole est claire,
la parole est droite,
C’est une parole qui ose dire,
avec des mots hauts et forts
ce que beaucoup d’autres pensent tout bas.
Mais ils n’osent même plus murmurer
face “à la tyrannie”, dis-tu,
“qui a cette chance entre autres
de faire et de dire ce qu’elle veut.”

Peut-être n’avons-nous pas assez pris soin
de la parole, des phrases et des mots...
“Quand les hommes
ne savent pas changer les choses,
ils changent les mots...” dira Jean Jaurès.
Un “chômeur” devient un “demandeur d’emploi”,
un “sans logis” devient un “sans domicile fixe”,
un bombardement de civils
dans une guerre dite humanitaire
devient un simple “dommage collatéral”...
Si une usine ferme,
c’est à cause de la frilosité des marchés,
On parle de “plan de relance”,
de “pacte d’excellence”,
de “tax shift”, de “win win”, d’agence de cotation.
Jusqu’aux mots “ami” et “j’aime”
falsifiés, un peu plus chaque jour,
par des applications.com

Retrouver le sens des mots,
Renouer avec le silence
qui, seul, peut leur donner vraiment sens
et leur donner leur véritable profondeur.
Accepter et approfondir aussi leur force
- La Parole créatrice du début du monde -
et l’intransigeance des mots :
- “Que votre oui soit oui, quand c’est oui
   Que votre non soit non quand c’est non...” ( Mt 5, 36) -

Bien sûr, certains diront que ta désobéissance
à une loi civile n’est que la fidélité à une loi divine.
Et ce n’est plus trop à la mode les lois divines...
Un auteur a même déclaré que l’anagramme
d’Antigone... C’est négation...
Négation ? Résistance ? Ou fidélité ?
Quand Créon t’a dit :
“Et ainsi tu as osé passer outre à mes lois ?”
Tu lui as répondu calmement :

 “Oui car ce n’est pas Zeus qui les as proclamées
ni la Justice qui habite avec les dieux d’en bas ;
ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes.
Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts
pour que toi, mortel, tu puisses passer outre
aux lois non écrites et immuables des dieux.
Elles n’existent ni d’aujourd’hui
ni d’hier mais de toujours ;
personne ne sait quand elles sont apparues.”

Nous, nous osons dire avec foi :
“Notre Père,
que ta volonté soit faite,
et que ton règne vienne...”
C’est qu’on y croit aux Béatitudes,
et à cette injonction de “s’aimer les uns les autres”
sans oublier même “d’aimer nos ennemis” ( Mt 5, 44).
Qu’en fait-on réellement ?
Avons-nous ton courage
pour aller jusqu’au bout ?

Il y a aussi les lois naturelles.
C’est ainsi que l’humain apparaît
soudain humain
dans l’histoire du monde
au moment même où il invente,
entre autres choses, la sépulture,
le soin qu’on accorde aux défunts...

Les hommes aussi, au fil du temps,
ont imaginé des lois universelles et supérieures,
elles existent: “la déclaration des droits de la personne humaine”
Toute personne a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne,
                          a le droit à l’asile dans un autre pays que le sien,
                          a droit à la liberté d’opinion
et d’expression.

ou “la déclaration des droits de l’enfant...”
Tout enfant à droit à une vie décente  
                 à droit à un enseignement de qualité 
                 à un droit prioritaire aux soins de santé 
                 à droit à un nom et à une vie de famille
Qui se lèvera pour s’opposer
à certaines lois du moment
qui sont en contradiction flagrante
avec ces lois supérieures
approuvées, signées et acceptées comme telles ?
Qui se lèvera
contre tous les “états d’urgence” proclamés pour,
allez savoir, quelle urgence ?
Qui se lèvera
contre tout traitement inhumain et dégradant
qu’un humain impose à un autre humain
qu’il soit réfugié, immigré, chômeur,
sans voix, étranger, vieux, malade,
sans défense, fragile, petit, différent...
Qui se lèvera
contre la machinisation constante de nos relations,
Qui se lèvera
contre les “tapez 1” “tapez 2”,
et n’être plus qu’un numéro
qu’on pianote pour une boîte vocale,
une statistique encodée.
Qui se lèvera contre
la déshumanisation des hôpitaux - j’étais malade et vous m’avez visité -
Qui se lèvera contre
la déshumanisation des prisons - j’étais prisonnier et  vous m’avez visité -
Qui se lèvera contre
la déshumanisation des institutions - j’étais étranger et vous m’avez accueilli -

“Il n’y a pas de honte à honorer un frère,
je suis faite pour aider l’amour pas la haine.”
C’est toi, Antigone, qui le dis.

Mais tu n’as pas fait que parler.
Tu as posé un geste que tu savais illégal.
Tu l’as posé en connaissance de cause.
Tu l’as posé parce que tu étais faite justement
“pour aider l’amour, pas la haine.”

Tu savais qu’ainsi tu te condamnais à mort.
mais tu n’aurais pas pu continuer à vivre,
véritablement vivre,
sans poser ce geste d’amour pour ton frère,
pour ton frère mort sans sépulture,
sans honorer son corps, sa présence sur la terre.
la trace qu’il laisse au coeur de l’éternité.

Dans ces conditions, tu as préféré
“mourir avant le temps de ta mort”
comme tu l’as redit au roi Créon
“Il n’y a pas de plus grand amour
que de donner sa vie pour ceux qu’on aime” ( Jn 15, 13)

“Je dois obéissance à mes principes.”
dit Erri De Luca
“Je dois obéissance à une communauté
dont je partage les convictions et les luttes”
Cela te ressemble, non ?

Erri De Luca, José Bové,
Mandela, Martin Luther King... tant d’autres
Et toi...
Qu’est ce qui vous pousse à aller jusqu’au bout ?
Jusqu’aux tracasseries, aux coups,
jusqu’aux dénigrements...
Jusqu’à la privation de la liberté...
Jusqu’à la mort...
“Je suis faite pour aider l’amour pas la haine”
Aider l’amour même si on est victime de la haine.

Croire qu’on peut être capable d’aider l’amour,
Croire qu’on peut être capable
de toujours trouver l’humain en chacun,
Croire qu’on peut être capable
de choisir de vivre sa vie
lucidement et sans compromission
fidèle à ses convictions partagées en communauté.
Croire aux gestes qui donnent sens à la parole,
croire à la parole qui éclaire chacun de nos gestes.
C’est vrai, Antigone,
ton geste de résistance à une loi injuste
c’est surtout un acte de foi dans la vie,
la vraie vie, la vie vraie et totale,
la seule qu’on peut vraiment partager
avec tous les autres humains
au coeur de notre humanité la plus profonde.

Car, qu’est ce que tu devais aimer la vie et les gens...
La vie pleine et entière
partagée avec des personnes
qui sont pleinement elles mêmes
et profondément humaines
au coeur d’une époque
et au sein d’une communauté.

Et tu as accepté la mort
étant incapable de vivre
une vie faite de compromis et de compromissions
une vie attiédie
par le confort d’être du plus grand nombre,
une vie où tu n’aurais plus pu te regarder dans un miroir,
une vie faite de regrets, de bassesses
et de petites trahisons répétées.

Je ne sais pas pourquoi,
Antigone
mais ces derniers temps
je pense très souvent à toi.

Christian MERVEILLE
(15/10/2016)

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