Antigone,
je ne sais pas pourquoi mais ces derniers temps je pense souvent à toi. C’est peut-être, parce que ces temps-ci le murmure des pantoufles fait souvent bien plus de bruit que le claquement des bottes.
On raconte que c’est comme ça à cause du syndrome de la grenouille. - passer de toi à la grenouille c’est étrange et osé, je le sais, mais je vais t’expliquer... - Si tu lances une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, elle fera tout pour s’échapper, pour ne pas mourir, consciemment, ébouillantée... Si par contre tu places une grenouille dans une casserole d’eau froide et que tu chauffes lentement... La grenouille s’habituera. Au début, elle trouvera ça même agréable, puis elle s’engourdira, elle n’aura bientôt plus plus aucune réaction jusqu’à se laisser ébouillanter sans plus avoir aucune conscience de ce qui lui arrive.
Ah ! Garder conscience de ce qu’on vit, rester lucide quoiqu’il arrive. Mais, comment faire ?
C’est peut-être pour ça que je t’écris ces quelques pauvres mots presque bafouillés.
Chez toi par contre la parole est claire, la parole est droite, C’est une parole qui ose dire, avec des mots hauts et forts ce que beaucoup d’autres pensent tout bas. Mais ils n’osent même plus murmurer face “à la tyrannie”, dis-tu, “qui a cette chance entre autres de faire et de dire ce qu’elle veut.”
Peut-être n’avons-nous pas assez pris soin de la parole, des phrases et des mots... “Quand les hommes ne savent pas changer les choses, ils changent les mots...” dira Jean Jaurès. Un “chômeur” devient un “demandeur d’emploi”, un “sans logis” devient un “sans domicile fixe”, un bombardement de civils dans une guerre dite humanitaire devient un simple “dommage collatéral”... Si une usine ferme, c’est à cause de la frilosité des marchés, On parle de “plan de relance”, de “pacte d’excellence”, de “tax shift”, de “win win”, d’agence de cotation. Jusqu’aux mots “ami” et “j’aime” falsifiés, un peu plus chaque jour, par des applications.com
Retrouver le sens des mots, Renouer avec le silence qui, seul, peut leur donner vraiment sens et leur donner leur véritable profondeur. Accepter et approfondir aussi leur force - La Parole créatrice du début du monde - et l’intransigeance des mots : - “Que votre oui soit oui, quand c’est oui Que votre non soit non quand c’est non...” ( Mt 5, 36) -
Bien sûr, certains diront que ta désobéissance à une loi civile n’est que la fidélité à une loi divine. Et ce n’est plus trop à la mode les lois divines... Un auteur a même déclaré que l’anagramme d’Antigone... C’est négation... Négation ? Résistance ? Ou fidélité ? Quand Créon t’a dit : “Et ainsi tu as osé passer outre à mes lois ?” Tu lui as répondu calmement :
“Oui car ce n’est pas Zeus qui les as proclamées ni la Justice qui habite avec les dieux d’en bas ; ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes. Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent ni d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues.”
Nous, nous osons dire avec foi : “Notre Père, que ta volonté soit faite, et que ton règne vienne...” C’est qu’on y croit aux Béatitudes, et à cette injonction de “s’aimer les uns les autres” sans oublier même “d’aimer nos ennemis” ( Mt 5, 44). Qu’en fait-on réellement ? Avons-nous ton courage pour aller jusqu’au bout ?
Il y a aussi les lois naturelles. C’est ainsi que l’humain apparaît soudain humain dans l’histoire du monde au moment même où il invente, entre autres choses, la sépulture, le soin qu’on accorde aux défunts...
Les hommes aussi, au fil du temps, ont imaginé des lois universelles et supérieures, elles existent: “la déclaration des droits de la personne humaine” Toute personne a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne, a le droit à l’asile dans un autre pays que le sien, a droit à la liberté d’opinion et d’expression.
ou “la déclaration des droits de l’enfant...” Tout enfant à droit à une vie décente à droit à un enseignement de qualité à un droit prioritaire aux soins de santé à droit à un nom et à une vie de famille Qui se lèvera pour s’opposer à certaines lois du moment qui sont en contradiction flagrante avec ces lois supérieures approuvées, signées et acceptées comme telles ? Qui se lèvera contre tous les “états d’urgence” proclamés pour, allez savoir, quelle urgence ? Qui se lèvera contre tout traitement inhumain et dégradant qu’un humain impose à un autre humain qu’il soit réfugié, immigré, chômeur, sans voix, étranger, vieux, malade, sans défense, fragile, petit, différent... Qui se lèvera contre la machinisation constante de nos relations, Qui se lèvera contre les “tapez 1” “tapez 2”, et n’être plus qu’un numéro qu’on pianote pour une boîte vocale, une statistique encodée. Qui se lèvera contre la déshumanisation des hôpitaux - j’étais malade et vous m’avez visité - Qui se lèvera contre la déshumanisation des prisons - j’étais prisonnier et vous m’avez visité - Qui se lèvera contre la déshumanisation des institutions - j’étais étranger et vous m’avez accueilli -
“Il n’y a pas de honte à honorer un frère, je suis faite pour aider l’amour pas la haine.” C’est toi, Antigone, qui le dis.
Mais tu n’as pas fait que parler. Tu as posé un geste que tu savais illégal. Tu l’as posé en connaissance de cause. Tu l’as posé parce que tu étais faite justement “pour aider l’amour, pas la haine.”
Tu savais qu’ainsi tu te condamnais à mort. mais tu n’aurais pas pu continuer à vivre, véritablement vivre, sans poser ce geste d’amour pour ton frère, pour ton frère mort sans sépulture, sans honorer son corps, sa présence sur la terre. la trace qu’il laisse au coeur de l’éternité.
Dans ces conditions, tu as préféré “mourir avant le temps de ta mort” comme tu l’as redit au roi Créon “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime” ( Jn 15, 13)
“Je dois obéissance à mes principes.” dit Erri De Luca “Je dois obéissance à une communauté dont je partage les convictions et les luttes” Cela te ressemble, non ?
Erri De Luca, José Bové, Mandela, Martin Luther King... tant d’autres Et toi... Qu’est ce qui vous pousse à aller jusqu’au bout ? Jusqu’aux tracasseries, aux coups, jusqu’aux dénigrements... Jusqu’à la privation de la liberté... Jusqu’à la mort... “Je suis faite pour aider l’amour pas la haine” Aider l’amour même si on est victime de la haine.
Croire qu’on peut être capable d’aider l’amour, Croire qu’on peut être capable de toujours trouver l’humain en chacun, Croire qu’on peut être capable de choisir de vivre sa vie lucidement et sans compromission fidèle à ses convictions partagées en communauté. Croire aux gestes qui donnent sens à la parole, croire à la parole qui éclaire chacun de nos gestes. C’est vrai, Antigone, ton geste de résistance à une loi injuste c’est surtout un acte de foi dans la vie, la vraie vie, la vie vraie et totale, la seule qu’on peut vraiment partager avec tous les autres humains au coeur de notre humanité la plus profonde.
Car, qu’est ce que tu devais aimer la vie et les gens... La vie pleine et entière partagée avec des personnes qui sont pleinement elles mêmes et profondément humaines au coeur d’une époque et au sein d’une communauté.
Et tu as accepté la mort étant incapable de vivre une vie faite de compromis et de compromissions une vie attiédie par le confort d’être du plus grand nombre, une vie où tu n’aurais plus pu te regarder dans un miroir, une vie faite de regrets, de bassesses et de petites trahisons répétées.
Je ne sais pas pourquoi, Antigone mais ces derniers temps je pense très souvent à toi.
Christian MERVEILLE (15/10/2016)
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