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Samedi 2 - Frédérique Lecomte

  • Date: 2023-12-02 15:54
  • Heure: de 10h à 14h30 (accueil à partir de 9h30)

Pour présenter en quelques lignes la metteuse en scène Frédérique Lecomte, l’idée du choeur est bienvenue, même si cette femme hyper-dynamique met sens dessus dessous tous les répertoires et tous les modèles à suivre. Elle est au fond une sorte de coryphée moderne car elle réussit le tour de force de « faire jouer ensemble » des personnes fragilisées, voire traumatisées, que rien ne prédisposait à cela. Elle y instille en plus une forte dose d’humour, de légèreté et de joie de vivre. « Travailler de la sorte sur la matière douloureuse, explique-t-elle, cela permet aux personnes qui jouent leur vécu de le mettre à distance et de le sublimer, voire de l’expulser. La notion de plaisir est mise en avant. On s’amuse. Il ne s’agit pas de re-traumatiser les gens bien entendu, mais d’ouvrir le champ des possibles. » 

Frédérique est une magicienne du théâtre populaire. Voici près de 20 ans qu’elle a mis au point une méthode puissante et singulière pour faire du théâtre un véritable moyen d’action et de réconciliation sociale (*). Elle l’utilise avec des enfants soldats (démobilisés) en RDC, mais aussi chez nous, en Belgique, avec des personnes vulnérables : demandeurs d’asile, rapatriés ou déplacés, victimes de violences sexuelles, patients en milieu psychiatrique, etc. 

« Dans mon travail, explique-t-elle, je ne réunis jamais d’emblée tous les participants. Je crée des groupes avec lesquels j’organise des improvisations et des exercices où chaque participant est amené à jouer son "vécu" ou celui d’un autre, dans une sorte d’inversion des rôles. C’est une première étape d’interaction, d’entente, de décloisonnement. Se crée ainsi peu à peu un espace sécurisé pour la prise de parole. La mise en scène se fait sur base de ces impros et dans le dialogue, même si c’est moi qui décide in fine. Ce que je cherche avant tout, c’est de donner à chacun la possibilité d’exprimer, par le jeu, sa singularité et sa vérité. » 

On l’aura compris, Frédérique croit dur comme fer aux vertus bienfaisantes de la pratique théâtrale. Génératrice d’empathie, elle sert à comprendre l’autre, partager, apaiser. Elle donne de la voix aux sans-voix. Elle est aussi une femme de coeur. 

(*) Théâtre & Réconciliation, l’association qu’a créée Frédérique Lecomte vise le développement des aptitudes artistiques et théâtrales avec et pour des communautés qui se trouvent dans des situations précaires ou conflictuelles. 


COMPTE-RENDU

Le théâtre sauve des vies

Frédérique Lecomte, metteuse en scène et fondatrice de Théâtre & Réconciliation, était l’invitée de ce premier Samedi du Prieuré. Accompagnée musicalement par la voix chaude et la guitare de Bernard Tirtiaux, elle a expliqué combien le théâtre pouvait être un outil de réhumanisation et réconciliation sociale.

Frédérique Lecomte a pu le vérifier à de nombreuses reprises : l’acte théâtral peut faire des miracles, par exemple en faisant jouer ensemble des génocidaires avec des victimes du génocide au Burundi, des enfants soldats démobilisés, ou bien des demandeurs d’asile avec des Belges à Jodoigne. « Dans les zones de guerre, je rassemble des gens qui sont séparés et je leur offre un espace sécurisé où ils pourront s’exprimer. On ne parle pas de politique, il n’y a pas de place pour autre chose que du théâtre. Le seul but est de jouer ensemble. Et dans cet espace de jeu qui n’est pas réel, on peut dire des choses qu’on ne dirait pas ailleurs. La distance du jeu permet aux gens de ne pas s’entretuer. »

Dans toutes ses créations et mises en scène, elle veut donner la parole à ceux qui en sont privés, apprendre à écouter l’autre, à partager avec lui, et par conséquent à apaiser leurs peurs et panser leurs blessures, par le fait de jouer ensemble.

Il arrive que les acteurs qui se retrouvent à jouer ensemble ne parlent pas la même langue, comme dans Out of the box où elle rassemble une vingtaine de demandeurs d’asile et une vingtaine de Belges. Mais le travail de traduction, les efforts faits de part et d’autre pour se comprendre font partie du travail, c’est un temps d’attention qui est donné à l’autre. La barrière de la langue devient alors un atout, un truchement pour amener la réconciliation.

Mohammed Al Mafrachi, comédien irakien qui a participé à l’aventure, était présent et a pu évoquer son parcours. Il est aujourd’hui comédien professionnel, engagé par le Théâtre à quatre mains, théâtre de marionnettes et d’acteurs pour jeune public, situé à Beauvechain.

Fille du carnaval

Frédérique Lecomte est née en 1958 à La Louvière. « Mes parents disaient que j’étais joyeuse et je crois que je le suis restée. » Sa maman qui a toujours regretté de ne pas pouvoir faire d’études la pousse à en faire pour ne pas dépendre d’un revenu masculin. Sage conseil… Elle étudie la sociologie à l’ULB et ensuite les sciences théâtrales à l’UCLouvain.

« Je suis une fille du carnaval » affirme-t-elle. À La Louvière, il y a un carnaval où elle peut ressentir toute la chaleur que l’on éprouve à être ensemble. Ses parents parlaient à tout le monde et la petite Frédérique les a imités.

Elle évoque ensuite quelques kairos qui seront importants pour elle. Le kairos, c’est un moment à saisir, une opportunité qui peut changer à jamais le cours de la vie.

Le premier a lieu à l’âge de 11 ans, lorsqu’elle s’inscrit au conservatoire de La Louvière et choisit tous les cours possibles. Lors du cours de diction avec Mme Liénard, on lui donne un texte à lire et elle se dit à ce moment-là que c’est ça qu’elle veut faire. Depuis lors, elle n’a jamais arrêté de faire du théâtre et prend un tournant, après ses études universitaires, en se consacrant uniquement à la mise en scène.

Un deuxième kairos surgit en 1994. Elle vit à Dakkar et se rend pendant les vacances en Casamance, une région alors en conflit. Elle tombe amoureuse d’un rebelle casamançais et une autre vie s’ouvre devant elle. Et comme son métier est de faire du théâtre, elle installe en Guinée Bissao, là où se réfugie son amoureux rebelle, un atelier théâtre, en pleine zone de rébellion. Et de l’autre côté de la frontière, elle installe un autre atelier, dans le village où elle vit.

C’est en Guinée Bissao qu’elle apprend, à cinq mois et demi de grossesse, que son bébé est mort dans son ventre. Elle est rapatriée en Belgique où son médecin la considère comme une miraculée.  Elle ne s’était rendu compte de rien, mais elle a une révélation : elle a été sauvée par cet enfant qui était mort en elle. Elle comprend, comme dans une vision, que le moment que nous vivons à l’instant présent est le résultat de tous les actes que l’humanité commet. De même, tous les actes que nous posons auront une influence sur le futur de l’humanité. Elle prend conscience alors de l’immense responsabilité qui est la nôtre : nos actes déterminent le futur de l’humanité. Cette révélation, paradoxalement, lui ôte la peur.

Théâtre & réconciliation

Elle crée alors de multiples ateliers pour consolider la paix. Son objectif premier, le seul, est de faire du théâtre. Mais par le biais des échauffements, des improvisations et des thèmes que les participants choisissent, ils créent des interactions et des liens, dans la joie. En plus de fluidifier leurs relations, ils soignent leurs traumatismes et parfois se réconcilient.

Quand une personne traumatisée revient sur son traumatisme, par le biais d’un cauchemar, du yoga ou du théâtre, le traumatisme change de place dans son cerveau, ça ne l’élimine pas, mais ça le décale et il devient moins obsédant.

En Afrique, elle travaille les questions de justice, des fake news ou des conflits régionaux. Elle utilise toujours l’espace vide, comme espace de jeu et ne crée jamais de scénographie. Lorsqu’elle joue en extérieur, elle dessine un rond sur le sol et ça devient la scène.

En 2005, au Burundi, elle saisit un nouveau kairos. Elle met en place un atelier le matin dans une prison avec les condamnés à mort, des Hutus et l’après-midi, elle refait le même atelier avec des Tustis. En faisant avec eux les mêmes exercices, elle constate qu’ils vivent les mêmes choses. Nait alors l’idée de les faire jouer ensemble. Elle met du temps à convaincre le directeur de la prison, mais elle y arrive et met ensemble cinq Tutsis déplacés et cinq condamnés Hutus. Elle demande à un Tutsi de se mettre derrière un Hutu, de le prendre dans ses bras et de lui dire ce que lui, le Hutu, pense et qu’il n’ose pas dire. Ça marche et il touche le détenu au cœur. Celui-ci est ému parce que quelqu’un reconnait sa souffrance. Elle inverse les rôles et c’est le même frisson. Elle réalise alors que cette impro réhumanise des gens déshumanisés.

C’est ce jour-là qu’est né Théâtre & Réconciliation.

www.theatrereconciliation.org

Jean Bauwin

***

ÉVOCATION

Seigneur,

Nous te savons présent chaque Samedi au Prieuré où tu découvres nombre d’initiatives qui doivent te remplir de joie et d’espoir.

Ce matin, par la grâce de Frédérique, le Prieuré est un théâtre. Pas n’importe quel théâtre. Il ne s’agit pas de chercher l’excellence, de fouler les scènes prestigieuses et mythiques mais, bien au contraire, de partir du bas, du monde en quelque sorte. Pour Frédérique, le théâtre est un outil de ré-humanisation, de réconciliation qui sauve des vies. Un des, le credo peut-être, de Frédérique c’est d’affirmer qu’ensemble, tout est possible.

N’ayons pas peur, mais sachons que Frédérique n’hésite pas à mettre ensemble des personnes en situation de conflits, par exemple des condamnés à mort et des déplacés par la guerre, des gens qui peuvent avoir le même vécu, les mêmes traumatismes qu’ils pourront éliminer parce que l’un exprime ce que l’autre pense sans le dire, l’autre faisant de même. Elle réussit la gageure de mettre ensemble des ennemis jurés.

Pour Frédérique, fille du Centre, joyeuse, de caractère indépendant, pour qui la chaleur du Carnaval est une valeur fondamentale, un bel éphèbe a joué un rôle très important. Elle l’a vu et a su saisir à plusieurs reprises sa queue de cheval, en d’autres mots saisir les opportunités qui se sont présentées. Un cours de diction qui lui fait comprendre que c’est cela qu’elle veut faire, un rebelle de Casamance qui lui permet de développer ses conceptions théâtrales en toutes situations, un enfant mort qui lui offre une sorte de vision : les actes posés s’inscrivent dans le temps et l’espace, feront disparaître sa peur, auront une influence sur le futur de l’humanité et permettront cette réunion d’êtres abimés par la vie qui, par la reconnaissance de leur souffrance, retrouveront la joie et le respect. Par le théâtre, et seulement le théâtre, Frédérique veut, au-travers de l’échauffement et de l’improvisation atteindre les objectifs de thérapie. Le théâtre avant les objectifs et non le contraire.

Frédérique est-elle autoritaire ?  C’est une femme de caractère qui sait se montrer douce et maternelle, ce dont Mohamed peut témoigner, qui continuera son chemin et convaincra certainement les francophones un peu frileux de s’engager dans la voie théâtrale qu’elle pratique sans relâche.  

Pierre Mogenet

 

Le théâtre peut sauver des vies.

« Mon théâtre est toujours rigolo. »

Ensemble en cercle. Le rituel ouvre les coeurs.


Lien vers la vidéo :

 

Interview : Bernard Balteau 
Compte-rendu : Jean Bauwin
Évocation : Pierre Mogenet 
      Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé) 
http://www.pavesurle.net/ 
Animation musicale : Bernard Tirtiaux 
Photos : Chantal Vervloedt-Borlée et 
Patrick Verhaegen 
(02/12/2023) 

 


Samedis du Prieuré