Samedi 1 - Caroline Lamarche
Quelques minutes avec Caroline Lamarche : https://youtu.be/1TbxkZCZWe0
Une lumineuse consolation
Liégeoise de naissance, Caroline Lamarche a passé sa petite enfance en Espagne et son enfance en région parisienne. De retour en Belgique, et après des études de philologie romane, son chemin littéraire va prendre de plus en plus d’ampleur. Depuis 1996 elle est « écrivain indépendant » comme elle aime le souligner. Et c’est en 1996 qu’elle obtient le Prix Rossel pour son premier roman, Le jour du chien.
© Greg De Leeuw
Et elle ne va plus s’arrêter. Car dans la foulée, huit romans vont suivre, jusqu’au tout récent La fin des abeilles où elle accompagne sa mère sur son dernier chemin. Nous aurons largement l’occasion de débattre avec elle de ce texte bouleversant qui, à bien des égards, vient dialoguer avec notre thème d’année. Car ce que sa maman a voulu faire de sa fin « offrira une lumineuse consolation au désarroi familial ».
Au-delà de son travail romanesque, Caroline Lamarche a bien d’autres cordes à son arc littéraire et artistique. Elle a publié des livres pour enfants, écrit plusieurs fictions radiophoniques, des textes pour la scène et de nombreuses chroniques sur l’art.
Mais elle aime aussi s’engager dans des projets collectifs liés à de brûlantes questions d’actualité. Elle a collaboré, par exemple, avec des photographes, sur le terrain de la lutte contre la Covid en milieu hospitalier, et mené un autre travail d’immersion auprès des victimes des inondations de juillet 2021.
COMPTE-RENDU
Le courage de ceux qui résistent au coeur d'un monde blessé
À l’occasion du premier Samedi de cette saison, consacrée au thème consolation-inconsolation, le Prieuré recevait l’autrice belge Caroline Lamarche. Le froid était piquant en ce matin de décembre, un climat qu’elle affectionne particulièrement, elle qui est née sous la neige, un 3 mars, à Liège.
Caroline Lamarche se réjouit d’avoir une double identité puisqu’elle a quitté Liège à six mois pour vivre en Asturies jusqu’à l’âge de 4 ans. L’espagnol est sa seconde langue et elle a baigné dans un climat atlantique proche de celui de la région liégeoise.
Ensuite, au gré des affectations professionnelles de son père qui est ingénieur des mines, la petite Caroline se retrouve à Paris, où elle est scolarisée jusqu’au bac.
Elle revient enfin en Belgique, où elle étudie la philologie romane, mais exceptés quelques intérims de français, c’est la religion qu’elle enseigne durant deux ans. Pour échapper, elle part enseigner l’anglais au Nigéria, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte et rentre au pays un an plus tard.
Écrire des poèmes qui sortent comme un volcan |
À Overijse, après la naissance de sa seconde fille, atteinte de la mucoviscidose, elle vit dans un isolement qu’elle supporte mal. Elle s’occupe de tout à la maison et la maladie de sa fille a introduit la mort dans sa vie. Son angoisse s’accroît, elle devient insomniaque et elle se met à écrire des poèmes qui sortent comme un volcan, pour que sa tête n’explose pas. Un ami la pousse à envoyer ses textes et elle décoche une bourse. Ce sont les autres qui la mettent toujours en confiance et la poussent à croire en elle.
Un garçon manqué
Elle attend la quarantaine pour commencer à publier, peut-être avait-elle besoin de mûrir sa voix. L’écriture lui a sauvé la vie et elle acquiert le statut d’autrice indépendante. Sans le salaire de son mari, elle n’arriverait pas à faire vivre sa famille, et comme les commandes payent mieux que les droits d’auteur, elle accepte toutes les demandes qui lui sont faites. Cela lui donne une fluidité d’écriture décomplexée, elle a désormais plus d’une plume à son porte-plume.
Caroline se définit elle-même comme un garçon manqué. Elle se serait bien reconnue dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « gender fluid ». Elle aurait aimé ne pas devoir choisir un genre, être androgyne. À cet égard, l’écriture n’a pas de sexe et lui permet d’être « homme et femme, oiseau et tigre », comme l’écrivait une correspondante de Diderot. Son talent d’écriture a d’ailleurs développé son potentiel masculin, parce qu’elle a dû négocier des contrats avec les éditeurs, ou se battre pour garder une quatrième de couverture. Sa meilleure amie disait d’elle qu’elle était subversive, et elle se reconnaît bien dans la subversion douce. Elle a de qui tenir… En effet, Caroline confesse en souriant que sa maman lui disait qu’elle était favorable à l’hypocrisie : « Faites ce que vous voulez, mais personne ne doit le savoir. »
Après avoir longtemps refusé d’entrer à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, elle accepte son élection, sous la pression d’amis académiciens. Le groupe est fraternel, mais ce qui lui fait peur, c’est qu’on y entre à vie. Qu’y fera-t-elle si elle épuise ses talents, si elle ne peut plus rien apporter au groupe ? Elle ne pourra pas quitter cette vénérable institution et la perpétuité l’effraie un peu.
Tant qu'on parle d'eux
Elle a vécu un attachement avec un oiseau |
Caroline est très sensible à la musique de l’écriture : « On écrit avec son corps, c’est comme une respiration. »
En 2019, elle reçoit le prix Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière. Il y a toujours beaucoup d’animaux dans ses histoires. Elle se reconnaît dans leur douleur, muette comme la sienne, puisqu’elle vivait dans une famille où on n’exprimait pas ses émotions.
Elle milite depuis 40 ans pour la sauvegarde de l’environnement et des animaux, elle a d’ailleurs travaillé dans un centre de revalidation pour oiseaux blessés. Elle y a vécu un attachement intense avec un oiseau qu’elle a soigné et relâché avant qu’il ne soit complètement guéri : « Aimer, c’est laisser à l’autre sa liberté, même si on ne peut pas le sauver. »
Dans La mémoire de l’air, elle raconte comment l’air garde les ondes des violences ou des actes de bonté, qui sont commis sans témoin, comme s’il pouvait entendre la solitude des victimes. De même, la vibration des morts continue à nous entourer. Tant qu’on parle d’eux, nos défunts nous gardent en vie.
En travaillant sur L’Asturienne, qui raconte l’histoire de sa famille, elle a fouillé les archives familiales et a rendu la parole aux invisibles. « C’est à nous de donner du sens à la vie de ceux qui nous ont précédés. » Elle a travaillé huit ans sur ce projet, ce fut un travail titanesque, d’autant plus qu’elle n’est pas historienne ni archiviste. Elle a pu compter sur l’aide d’un professeur liégeois communiste, qui a mis sa bibliothèque à sa disposition, qui l’a soutenue, guidée, et d’un archiviste à Oviedo qui l’a beaucoup aidée en lui trouvant de précieux documents. Elle écrit plus qu’une saga familiale, elle dépeint la fresque d’une époque marquée par la révolution industrielle et les succès de la métallurgie belge. Un historien lui a rendu un bel hommage : « Si les historiens écrivaient comme vous, on lirait leurs livres ! »
La solidarité au coeur de l'épreuve
Après la mort de sa mère, presque centenaire, en 2021, elle publie La fin des abeilles. Sa maman, Nicole, était une femme à la personnalité puissante, elle occupait le terrain, mais lorsqu’elle exerçait son activité d’apicultrice, elle dégageait « une délicatesse de démineur ». Avec l’âge, elle est devenue plus fragile et Caroline a glané ses bons mots, son courage, ses joies de petite fille. Caroline écrit pour être plus douce avec elle, elle est triste et en colère de ne pas avoir assez de temps pour prendre à bras-le-corps la vie de sa maman. Pour ses funérailles, Nicole avait tout prévu, jusqu’aux intentions de la messe. C’était merveilleux pour ses proches de se sentir une dernière fois reçu par elle. C’était sa dernière présence au monde.
Lorsqu'elle exerçait son activité d'apicultrice, |
Ce qui laisse Caroline Lamarche inconsolée aujourd’hui, c’est l’état dans lequel l’homme a mis la planète. Les inondations de 2021 sont une conséquence tragique du réchauffement climatique et, avec la photographe Françoise Deprez, elle s’est battue pour financer un livre intitulé Toujours l’eau. Elle y raconte la vie des sinistrés : un homme de 70 ans qui dort toujours dans sa voiture, d’autres dans des caravanes parce qu’ils n’ont pas trouvé à se reloger correctement. Rencontrer ces gens dont la vie a été brisée est l’expérience la plus puissante qu’elle ait pu vivre.
Mais en même temps que du désespoir, elle a pu être témoin d’une énergie extraordinaire qui pourrait nous faire basculer dans un nouveau monde. Les gens qui résistent avec courage au cœur d’un monde blessé lui apportent une consolation. Des signes montrent que les choses changent, et ce qui est préoccupant, c’est la lenteur avec laquelle tout cela évolue. Il faudrait en effet changer les lois rapidement, radicalement. Mais la joie de vivre et de se battre, les gestes incroyables de solidarité, voilà ce qui lui redonne l’espoir.
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ÉVOCATION
Seigneur, je ne connais pas ton emploi du temps mais, si la chose t’est possible, essaie de te libérer certains samedis matins pour nous rejoindre au Prieuré. Tu y trouveras des raisons de croire au genre humain.
Aujourd’hui, nous avons accueilli Caroline Lamarche depuis longtemps militante environnementale. Caroline, votre personnalité fut forgée par la fréquentation de lieux et cultures différents par exemple, Liège et les Asturies que vous trouvez proches. Au travers de la vie professionnelle, des naissances et de votre volonté, vous avez construit votre quotidien. Dites-nous ? Écrivain ou écrivaine ? Auteur ou autrice ? Vous pensez que nous devrions être androgynes, pouvoir choisir car l’écriture n’a pas de sexe. Votre parcours d’écrivain ne fut pas facile mais, très vite, on dit de vous qu’une voix était née. À vous entendre, on écrit avec tout son être car c’est une musique, une respiration. D’autre part, vous avez pris l’habitude de lutter notamment avec les éditeurs trop exigeants vis-à-vis desquels vous savez être à la fois effacée et subversive comme disait votre maman.
Dans vos textes, vous parvenez à mettre ensemble les humains en déroute et les animaux perdus, car la proximité de ces derniers aide et guérit en exprimant une douleur muette. Dans ce domaine, vous êtes bénévole et protégez les oiseaux blessés auxquels vous rendez la liberté.
Seigneur, as-tu jamais pris conscience de la prodigieuse mémoire de l’air qui peut traduire les violences qui se déroulent sans témoin ? Parlons-en de la mémoire ! Caroline, vous avez fait un travail extraordinaire à propos des archives familiales découvertes par hasard alors que vous n’êtes ni historienne ni généalogiste mais passionnée.
Vous êtes, Caroline, inconsolable quand vous voyez l’état actuel de notre planète et plus particulièrement en constatant les conséquences des inondations de l’an dernier qui ont suscité chez vous un engagement quotidien et efficace pour secourir celles et ceux qui en souffrent toujours.
Nos disparus orientent nos vies, dites-vous et c’est en parlant d’eux qu’ils nous gardent en vie.
Seigneur, Caroline a veillé sur les derniers jours de sa maman. Celle-ci avait préparé ses funérailles et nous retiendrons qu’elle souhaitait qu’il soit parlé de l’humanité de ton fils.
Ce qui redonne l'espoir. |
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Interview : Bernard Balteau
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