Samedi 5 - Gérald Deschietere
La compassion pour les brisés
Gérald Deschietere n’est pas resté dans sa bulle durant la pandémie ! Responsable de l’unité de crise et d’urgences psychiatriques aux cliniques St Luc de l’UCL, il a vécu l’explosion des demandes et a dû faire face, avec son équipe, à une situation exceptionnellement critique dont il pourra nous parler. Nous entrerons avec lui au coeur de cette pression d’urgence où il s’agit de donner temps et parole aux plus brisés quand le temps lui-même ne sait plus où donner de la tête.
Le jour où il a déposé – en ce temps-là ! – sa lettre de candidature au concours d’entrée en psychiatrie, Gérald écrit : « Je vais reprendre en quelques points ce qui fonde mon souhait d’entamer cette spécialité. Si s’inscrire en faculté de médecine n’est jamais anodin, les idéaux poursuivis par une telle démarche sont multiples. Cette lettre m’offrant l’opportunité de les convoquer à nouveau, je souhaiterais avant tout vous transmettre mon souci de la dignité de chacun, indissociable selon moi de la recherche d’un monde basé sur davantage de justice sociale. Soulager la souffrance et offrir du sens à l’existence sont les autres motivations initiales auxquelles j’ajouterai, par lucidité, le souci d’une certaine reconnaissance. »
Quelle actualité quand on regarde les programmes de médecine d’aujourd’hui et quand on mesure les pressions que subissent, notamment, les jeunes candidats spécialistes qui se lancent dans l’aventure ! Mais tant qu’un chef de service ose encore parler de dignité, de justice sociale et de sens de l’existence, tout espoir n’est pas perdu. Pour mettre en pratique cet idéal trop souvent marginalisé, on comprend que notre invité parle de ses passions contrastées : l’observation active du monde qui se dérobe, le plaisir d’une rencontre de football, la beauté de l’amitié qui persévère, la poésie des mots et des regards, fondamentalement la vie qui insiste...
COMPTE-RENDU
Une question comme une caresse
Gérald Deschietere est chef de service des urgences psychiatriques aux Cliniques universitaires Saint-Luc à Bruxelles. En ce dernier samedi de la saison, il est venu nous parler de la compassion pour les brisés.
Gérald Deschietere est un « fou de foot », un sport populaire qu’il commence à pratiquer dès l’âge de cinq ou six ans. C’est pour lui une véritable école de vie, qui lui a permis de rencontrer des gens issus de toute la société et qu’il n’aurait jamais rencontrés autrement.
Une autre de ses passions est la littérature et le théâtre. Dans sa pratique de la psychiatrie d’urgence, il sait combien le rapport aux mots est important pour entrer en contact avec l’autre. Lorsque son patient a des tendances suicidaires, lorsqu’il est en souffrance, il faut choisir ses mots, avec suffisamment de tact, pour que la question devienne une caresse sociale. La littérature permet en outre de vivre d’autres vies que la sienne, elle donne le pouvoir d’être autre que ce qu’on est.
Gérald vient d’un milieu très modeste et si, après ses études secondaires au collège Saint-Vincent de Soignies, il passe l’examen d’entrée pour des études d’ingénieur, c’est finalement en faculté de médecine qu’il s’inscrit, parce qu’il voulait être au contact des gens.
Il s’investit dans les mouvements étudiants et devient même président de l’Assemblée Générale des Étudiants à l’UCL. S’engager c’est, pour lui, une façon de lutter pour un monde plus humain et plus juste. Il accompagne des enfants du juge en voyage, au Pérou notamment. « Il faut se décentrer par rapport à sa vie. Cela permet de mesurer notre chance de vivre dans un pays libre, dans une démocratie. » Il voit combien des personnes, malmenées par la vie, peuvent s’émerveiller des choses simples. En Algérie, où il se rend pendant les attentats en 1997, il observe comment l’on peut vivre avec le risque au quotidien.
S’il se dirige vers la psychiatrie, c’est parce que les mystères du cerveau l’intéressent depuis toujours. Comment aider et soutenir ces personnes que certains considèrent comme de « faux
Ces personnes que certains considèrent |
malades », comme des gens qui manquent simplement de volonté ?
Archéologue de l’âme
Le psychiatre est comme un archéologue qui, pour découvrir le mystère de l’autre, doit travailler « à la petite cuillère », y aller tout doucement pour ne jamais rompre le lien de confiance qu’il a pu instaurer avec son patient.
La moitié des personnes qu’il reçoit dans son service d’urgence n’y viennent pas de leur plein gré. C’est le plus souvent la famille qui les amène ou bien la police. L’accueil de ces patients-là est encore plus important que pour les autres. Si on les accueille mal, ils n’accepteront pas les soins. Il faut prendre le temps de les accueillir, de les apaiser, de les rassurer. En psychiatrie, on ne peut pas objectiver les symptômes, le soin passe nécessairement par la relation à l’autre et par la subjectivité. Il faut donc travailler en équipe. Pour bien soigner les gens, il faut faire preuve d’humilité et les aimer, croire en la nature humaine et faire confiance.
Lui, le psychiatre, il refuse de psychiatriser à outrance. Des personnes peuvent souffrir d’un trouble psychologique, à la suite d’un épisode particulièrement douloureux de leur vie ou dans un moment de crise existentielle, sans pour autant avoir besoin de tout l’arsenal psychiatrique.
« Quand je suis suffisamment en confiance avec un patient, j’essaie de voir la relation qu’il entretient avec lui-même. » Certains y ont peu accès. Alors pour les aider à retisser ce lien avec eux-mêmes, il lui arrive de leur prêter le roman de Yoko Ogawa, La petite pièce hexagonale.
Le psychiatre, un archéologue. |
En effet, il faut s’aimer un peu, au minimum, quoi qu’on ait fait par le passé. On ne peut pas vivre bien psychiquement sans une forme de narcissisme primaire. « Je serai bien avec les autres, comme je le suis avec moi-même, quand je m’aime d’être aimé », disait Paul Éluard.
Gérald Deschietere s’est aussi spécialisé dans la psychiatrie du sujet âgé. Il s’étonne devant une patiente de 102 ans qui s’interroge sur les choix qu’elle a faits dans sa vie et qui se remet en question. Une autre, à 85 ans, se demande si elle doit rester avec son mari. Il constate donc qu’on n’a jamais résolu toutes les questions existentielles et que l’avenir est incertain pour chacun, même pour les personnes les plus âgées. Son rôle est alors de les aider à se réconcilier avec leur vie, avec les choix qu’elles ont faits.
Un psychiatre est parfois amené à annoncer de mauvaises nouvelles. « Il n’y a pas de recettes, chaque médecin doit trouver son propre style, mais il faut de la pudeur et du tact », insiste-t-il. Il faut trouver le bon rythme. Chaque patient est une personne singulière et il faut mesurer comment il va recevoir cette « sentence ». Il faut être là, accepter le silence, rester là, toucher, être conscient qu’on ne peut pas éviter la douleur.
Quant aux questions spirituelles, il constate qu’elles se sont ancrées en lui, au gré des expériences et qu’elles ne cessent de grandir : « Il y a quelque chose qui fait ce que je suis et qui est autre que moi, qui ne m’appartient pas, qui guide mes propos, mes actions, confie-t-il. Dans ma vie spirituelle, c’est l’amour et la confiance qui sont au centre. »
« Les enfants à naître, |
Faire la paix en soi et autour de soi
Dans sa carte blanche, Gérald Deschietere s’inquiète pour les enfants à naître. Dans quel monde vivront-ils, avec les changements climatiques, la guerre en Europe et les pandémies ? La question de la haine le bouleverse. Il lui arrive d’entendre des propos haineux dans ses consultations. Il sait que si quelqu’un éprouve de la haine, c’est pour protéger son appareil psychique. Cela ne la légitime pas, mais il tente toujours de creuser la question, de circonscrire la haine dans un temps donné : « Aujourd’hui, vous haïssez, mais qu’en sera-t-il demain ? » Il invite la personne à reconnaître le traumatisme qui a provoqué cette haine, et il tente de voir avec elle ce qui peut l’aider à sortir de ce schéma, par le dialogue et la relation.
Aux sources de la haine, il observe qu’il y a une incapacité à penser. La haine est une échappatoire au déficit de la pensée. Beaucoup de gens, qui votent pour l’extrême droite, se sentent en insécurité. C’est une façon pour eux de se rassurer. Pour mettre des limites à la haine, il faut d’abord pacifier nos relations conflictuelles, là où nous sommes. « Faisons la paix là où nous nous trouvons. » Il reprend l’exemple du football où la compétition est une façon de sublimer les désaccords. On affronte l’autre sans le haïr, grâce aux règles sur lesquelles on se met d’accord.
Dans les hôpitaux, on a placé des psys dans les services. Mais ils ne sont pas là pour être humains à la place des médecins. Il faut humaniser la médecine et le monde en remettant des endroits de sociabilité partout où c’est possible, en rétablissant du lien social : on pourrait commencer par remettre des accompagnateurs dans le métro, remplacer les distributeurs et les robots par de vraies gens, parce que c’est dans la relation qu’on prend soin de son âme.
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ÉVOCATION
Ce matin, Seigneur, quelle joie de rencontrer Gérald Deschietere !
C’est une véritable action de grâce d’entendre un psychiatre commencer en nous disant : « Tout mais pas l’indifférence ».
Petit garçon, joueur de foot, plongé dans la société métissée qui l’entoure, il va avancer dans la vie, confronté à des choix difficiles : renoncer est frustrant.
Quelle joie d’entendre que la rencontre est au cœur du métier de ce médecin, désireux d’un monde plus humain et plus juste.
Gérald Deschietere nous prend par la main pour nous amener dans la rencontre et son mystère.
« Faire de la question une caresse ». Quel merveilleux objectif qui demande sensibilité et intelligence.
Psychiatre et "fou de foot". |
Un psychiatre comme un archéologue, qui vise à s’approcher à « la petite cuillère » du mystère de l’autre, souffrant, et en faisant tout pour que le lien se tisse.
Délicatesse, approche de l’intime, accueil qui refuse la psychiatrisation.
Merci Seigneur d’ouvrir ainsi nos cœurs à la rencontre du travail d’une équipe, du travail avec la psychiatrie du grand âge, qui veut réconcilier la personne en souffrance avec sa vie, l’aider à retisser le fil son existence, mettre de la pudeur, du tact, un toucher qui exprime les mots difficiles.
Et enfin, un psychiatre qui cherche, qui doute et reconnaît que le spirituel est en devenir, qu’il le laisse grandir en lui.
Aide-nous Seigneur, à l’instar de Gérald, à endosser la responsabilité de faire la paix pour diminuer la haine, là où on est, dans le monde de demain pour nos enfants, nos petits- enfants et ceux et celles qui naîtront demain.
« S'écouter soi sans trop s'aimer mais suffisamment quand même. » |
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Lien vers la vidéo : https://youtu.be/X7L8P1lVS64
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Interview : Gabriel Ringlet |