Samedi du Prieuré : Charles Juliet (27/10/18)
ÉCHOS DE LA RENCONTRE
Charles Juliet : La blessure originelle
Charles Juliet, écrivain prolifique, auteur de L’année de l’éveil et d’un journal qui compte déjà neuf tomes était le premier invité de la saison au Prieuré. C’est le poète et le sage que nous avons entendu : un homme qui cherche à se désencombrer pour mieux vivre avec les autres.
Il y a une marge / Entre ce que je suis / Et ce que je voudrais être [...) Il y a une marge / Entre ce que j'écris / Et ce que je voudrais écrire [...] Je travaille / Avec ténacité à réduire ces marges. |
« On a tous une blessure que l’on met une vie entière à guérir. » En effet, à l’âge d’un mois, Charles Juliet est séparé de sa maman qui fait une dépression après sa quatrième maternité. Elle est enfermée dans un asile psychiatrique et n’en est jamais ressortie. Il est accueilli dans une famille aimante qui le considère comme son propre fils et il n’apprendra l’existence de sa vraie mère que lorsqu’elle meurt. Il a alors 7 ans. Cette déchirure d’avec sa mère, Charles Juliet la vit comme « une agonie primitive, une souffrance dont on porte des séquelles toute sa vie si on ne parvient pas à s’en libérer ».
À l’époque, en 1934, on ne sait pas soigner les dépressions et l’état de sa maman se dégrade de plus en plus. Pendant la seconde guerre mondiale, le régime de Vichy veut faire disparaître ces personnes en les abandonnant au froid et à la faim. On laisse donc délibérément mourir sa maman de faim en 1942. Le monde médical, gangrené à l’époque par l’antisémitisme, a tout fait pour étouffer ce scandale. Les personnes atteintes de problèmes mentaux étaient alors considérées comme une sous humanité.
Faire de la boxe avec le chef pour être aimé par lui. |
Il se sent coupable de sa mort et tout ce qu’il écrit au début vient de cette source-là et de cette culpabilité. « J’écris pour faire diminuer les cris de l’enfant », dit-il. Il ressent comme un manque et cherche à le combler.
C’est ainsi qu’à 23 ans, il abandonne ses études de médecine pour s’abandonner à ce besoin d’écrire. Il s’engage dans une aventure dont il ne sait rien. Son éducation d’enfant de troupe ne l’avait pas ouvert à la littérature. Il va donc pallier ce manque en se donnant cette culture qu’il n’avait pas. Il erre, perd du temps au début, et puis fait des choix de plus en plus éclairés.
Son désir profond, en écrivant, est de chercher à se connaître, non pas pour s’enfermer en lui-même, mais pour s’affranchir de ses entraves, se dégager de tout ce qui l’encombre pour s’ouvrir aux autres.
Des entraves qui me viennent de ma petite enfance, de mon passé d’enfant de troupe. |
L’écriture est pour lui une aventure des plus sérieuses, qu’il vit avec exigence et intensité. Il cherche toujours la simplicité, l’exactitude et la sobriété. Travailler sur les mots, c’est travailler sur soi-même. « Il ne faut pas écrire pour ajouter à la confusion du monde ambiant, dit-il. Je n’ai écrit que des choses positives. C’est un mouvement intérieur qui me poussait vers cela. J’ai lu les mystiques : les sermons sur le Cantique des cantiques de Bernard de Clairvaux, Thérèse d’Avila et Saint-Jean-de-la-Croix. Il est plus facile de croire en Dieu que croire en soi-même. Surmonter mes doutes, mes angoisses, croire suffisamment en moi pour écrire, c’était un gros problème. »
Deux mères
Après avoir cherché à oublier sa blessure d’enfance, il se rend compte que ce n’est pas parce qu’on veut oublier quelque chose que ça disparaît, au contraire. Il cherche alors des renseignements sur sa mère biologique, interroge ceux qui l’ont connue. Et en 1995, il écrit Lambeaux, où il la ressuscite, elle, l’esseulée, l’étouffée, la jetée-dans-la-fosse. Cette mère tenait un journal. « Quand on se livre dans l’écriture, on se délivre. » Elle en a brûlé un et jeté l’autre à la rivière.
Mais après avoir consacré la première partie de son livre à sa mère biologique, il se dit qu’il ne pouvait parler d’elle sans rendre hommage à la seconde mère, l’adoptive, la vaillante, la valeureuse et la toute-donnée. C’est une femme qui a élevé sept enfants avec courage, dans une grande pauvreté.
L’écriture est pour lui comme une lutte contre le temps et la mort. « J’écris parce que je n’ai pas encore consenti à la condition humaine qui est d’être finie. » Il aimerait arriver serein au point final qu’est sa vie, en ayant déployé qui il est. Et il cite Jung : « Une vie qui n’est pas vécue est une maladie dont on peut mourir. »
À l’école, il s’était révélé être un élève brillant, il gardait les vaches et faisait de la boxe. Il sera enfant de troupe durant huit ans. Ce fut une chance pour lui de fréquenter cette école gratuite payée par l’Etat. Sa dernière année est cependant pénible. Il s’affronte à un capitaine de la Légion étrangère qui lui fait la guerre. Il racontera cette enfance en 1989 dans L’année de l’éveil. Le livre est un succès et est adapté au cinéma par le belge Gérard Corbiau. Ce film déçoit cependant Charles Juliet. Le réalisateur était trop loin de ce qu’il raconte et de la violence qu’il évoque dans son récit.
Il écrit aussi des poèmes, caractérisés par leur dépouillement. Ces poèmes s’imposent à lui, depuis sa source et il note ce qui lui vient.
Il s’intéresse à l’art et à la peinture. Il consacre des ouvrages à des peintres comme Cézanne ou Bram van Velde. « L’art doit être émotion et ne pas sortir de la pensée. Notre être est composé de quatre dimensions : le corps et ses exigences, les sentiments et les émotions, la pensée et enfin la spiritualité. C’est dans la mesure où nous vivons en harmonie avec ces quatre composantes qu’on trouve l’équilibre. ʺ Heureux les unifiés, ils ont trouvé la vie ʺ, lit-on dans l’évangile apocryphe de Thomas. »
Mourir pour renaître
C'est du plus ordinaire que filtre l'eau de la source. |
Charles Juliet a toujours tenu un journal, c’était une nécessité intérieure. Mais il veut éviter à tout prix la complaisance, alors le défi, c’était de parler de lui sans parler de lui.
« Pendant longtemps, j’ai cru que la vérité, Dieu, était au-delà de ce qu’on peut penser ou croire. Mais il faut se tourner vers notre vie intérieure, c’est là que tout se passe. Il faut œuvrer en soi-même pour se clarifier, ne pas nier nos pesanteurs, mais les comprendre. Il faut mourir à soi-même. C’est un passage difficile qui ne peut survenir que lorsqu’on est apte à s’abandonner. L’abandon nous fait passer à un autre mode de pensée et de comportement, et on peut enfin s’ouvrir au monde. Tant qu’on est enfermé dans l’égocentrisme, on ne peut pas vraiment aimer. » Il lit beaucoup les mystiques et constate que si chaque expérience est singulière, la substance de l’âme est toujours la même.
« Sachez vous mettre dans le vrai. Je ne dirai rien dont je n’ai point la très grande expérience. » Ces mots de Thérèse d’Avila sont inscrits en lui et guident son travail. « La connaissance, continue-t-il, on ne l’acquiert que par une expérience de soi. Quoi qu’on fasse dans la vie, il est souhaitable d’avoir fait cette expérience. On ne sait que ce qu’on a éprouvé, découvert par soi-même, pas à travers des livres ou un enseignement. »
Mourir pour renaître, c’est un basculement, une mutation qui se passe pour découvrir qui l’on est. « Il y a en nous un noyau que l’on ne peut manipuler, un lieu que l’affliction n’atteint pas. C’est ainsi que certains déportés sont sortis plus grands des camps de concentration. En y entrant, ils ne se connaissaient pas. Ils ont été contraints de descendre en eux-mêmes et se découvrir. Alors, ils ont pu vivre pleinement qui ils sont. » C’est comme ça.
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Sensation de manque. Douleur d'être. |
Interview : Christian Merveille Texte : Jean Bauwin Photos : Chantal Vervloedt-Borlée (27/10/2018) |
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