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Vendredi Saint 2015 : La Passion relue par Karima Berger

VENDREDI SAINT 2015 : LA PASSION RELUE PAR KARIMA BERGER


La Grande Épreuve.


1.    Avant l'épreuve

Mon islam (je dis MON car il y a une diversité d'islams et aussi parce que je ne parle que de mon expérience personnelle et non au nom d'une communauté abstraite ou imaginaire), mon islam donc après une histoire emplie de spiritualité, de philosophie, de traductions et d'ouverture à l'autre, où l'on ne craignait pas d'honorer Marie à laquelle le Coran réserve une sourate entière, d'honorer Jésus Rouh Allah, l'esprit de Dieu dont Ibn Arabi disait qu'il était "le plus grand témoin par le cœur", après une période faste donc d'expansion intellectuelle, après une Andalousie où régnait le Djihad du cœur, cette immense civilisation connut le sort réservé à ses sœurs, un déclin où l'islam se retrouvant comme menacé de l'intérieur et de l'extérieur (en raison aussi des effets conjugués de l'ordre colonial) s'est refermé, resserré sur lui-même jusqu'à l'asphyxie de ce qui faisait sa sève particulière de dernière née des religions monothéistes. Une sève singulière puisque notre prophète Mohammed est un homme comme vous et moi, un humain absolu qui n'accomplit ni miracle, ni prodige et qui fait face, seul au poids absolu de l'interjection divine, un homme terriblement seul. Ainsi le musulman. Dans son destin d'homme auquel Dieu a délégué (khalafa) le pouvoir sur terre, pas d'intermédiaire entre lui et Son Dieu.

Ceci sur la scène, mais en privé, chacun, dans son islam intime cherchait à vivre le meilleur de son message ; mes parents, mes grands-parents prenaient à la lettre le Coran "C'est Lui qui a fait de vous les héritiers de la terre". Ils sauvegardaient, malgré ce déclin et malgré la pression coloniale, leur nature spirituelle, ouvrant leur esprit (comme dirait Luc : "Il leur ouvrit l'Esprit à l'intelligence des Écritures" Luc 24), sans la confondre avec une quelconque revendication de liberté ou d'identité.
Ils se tenaient dans l'exercice périlleux d'élever leurs enfants à la fois dans les enseignements du Coran et de la nouvelle modernité qu'ils découvraient, venue d'ailleurs, une découverte qui  les rendaient intelligents au sens d'un questionnement ouvert et multiple :  "que prendre, que ne pas prendre ? que transmettre, que prendre de l'autre ?". Il fallait faire avec ces contradictions, ces premières divisions de l'homme oriental entre son pôle spirituel et l'appel du monde terrestre, en plein bouleversement mais ils se tenaient émerveillés face aux bienfaits du Seigneur et s'étonnaient comme l'Émir Abdelkader:  "Où donc en moi réside ce subtil secret que Dieu a confié à mes substances ?"

 
2.    L'Aveuglement 

"Les gens sont plongés dans le sommeil, C'est lorsqu'ils meurent qu'ils s'éveillent"  Hadith (parole du prophète Mohammed).

Mais l'homme oublie, il oublie Dieu et cette part de lui-même, cette âme qui le relie au monde supérieur, l'homme oublie que du "Seigneur… lui vient une guérison du dedans des poitrines" 10-57. Il est tenté par le dehors, le dehors des poitrines et par les attraits de la foule, cette matrice tiède et enveloppante qui fait oublier et empêche de penser par soi-même, de croire par soi-même. Ils "voudraient de leur bouche éteindre la lumière de Dieu" dit le Coran 61-8. Ils oublient que Dieu a choisi de se manifester de multiples façons ("Si Dieu l'avait voulu, il aurait fait de vous une communauté unique, mais Il voulait vous rivaliser en vos dons"" dit encore le Coran. ils ont oublié Marie dans le Coran, ils ont oublié certains des plus beaux versets consacrés à Jésus 3-48, 49, 51 (citer), ils ont oublié l'épisode de Najran où les Chrétiens de cette oasis du Hedjaz, Najran, vinrent rencontrer le prophète à Médine et discuter avec lui de leurs différences. À la fin de la discussion, les Chrétiens voulurent se retirer pour leur prière "Où pouvons-nous accomplir notre prière ?" demandèrent-ils et le prophète leur répondit "Mais là, ici, dans ma demeure, là même où je prie".
Mais les cœurs se sont endurcis et "se firent comme de la pierre" dit le Coran.
Comme un animal blessé, longtemps ignoré, rejeté (il ne faut pas oublier que l'islam est la seule culture non-européenne qui n'a jamais été complètement vaincue), il revendique aujourd'hui sa place au soleil ; la foule a repris ses droits, privant le musulman de sa part intime, personnelle et spirituelle. Je pense à la foule autour du Christ que relate l'évangile de Luc : "Mais eux insistaient, demandent qu'il fut crucifié et leurs clameurs gagnaient en violence". Peut-être comme ils le firent pour Jésus, ils lui mirent une couronne et le revêtirent d'un vert éclatant et ils se mirent à le saluer "Salut, Islam, Roi du monde, Salut peuple d'islam, le plus grand ! Et ils lui frappaient la tête et ils lui crachaient dessus et ils se prosternaient devant lui pour lui rendre hommage". Il est tout puissant se disent-ils, on peut le crucifier, on peut tuer, on peut redevenir barbares, notre Djihad vaincra et lui redonnera sa place de la "meilleure des religions".
Et moi, je reprendrai ce verset ou oublié du Coran "Seigneur,  pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font".

 
3.    Les signes de l'épreuve

"Dans chaque homme, son ombre".

"Ils ont des cœurs mais ne comprennent pas, ils ont des yeux mais ne voient pas, ils ont des oreilles mais n'entendent pas… Les voilà inattentifs !" 7-179.
Alors l'islam est devenu le symptôme du monde, non, il est devenu le symptôme de la maladie du monde. De secret, caché, oublié, voilé, intime il explose à présent à la face du monde, de soumis (la traduction du mot Islam par Soumission, ce mot aura eu une gloire funeste ; islam veut dire Paix, Remise confiante en Dieu, tendresse de l'abandon et non pas comme on le dit violence de la sujétion ou de la servilité. L'homme doit se rendre digne de cette charge que lui confie son Dieu, une charge très humaine, un programme presque que propose le Coran : "en vérité, dieu ne changera pas la condition des hommes avant qu'ils ne changent ce qui est en eux-mêmes " 13/11.
Sans doute, cette traduction par "soumission"  vient du geste de la prière en islam, se prosterner devant Dieu, peut-être que s'agenouiller, se plier, courber sa nuque, ce geste qu'en chrétienté seuls les moines adoptent est un non-sens pour l'homme d'Occident , une injure même à sa volonté de puissance.
De soumis, l'islam est donc devenu l'incarnation de la violence. C'est comme s'il était la réversibilité même. Mais c'est que la maladie n'est pas qu'en islam, tout est inquiétude. Effroi et terreur ne cessent de grandir en nous, du massacre d'Utoya en Norvège au suicide, au crime du co-pilote de Lufthansa en passant par le jeune homme de Normandie se métamorphosant en tueur djihadiste, nous sommes dans le siècle de l'Inquiétude, elle s'est glissée en nous et avons cessé d'être en paix. Nos limites se brouillent, le vertige du virtuel ne distingue plus le vrai du faux. La modernité promettait le progrès, mais nous assistons à un seul progrès : celui de la peur, de l'inquiétude. La modernité nous a donné la démesure. L'homme a perdu toute mesure, mais pour se mesurer il faut un repère et ce repère est l'autre ! perte de toute mesure, celle de soi, celle de l'Autre, celle de Dieu. il n'y a plus que lui. L'humain est devenu la seule instance de référence, occupant la place du Dieu mort, l'humain règne seul désormais. "N'ayant plus d'ennemi, dit Baudrillard, il le génère de l'intérieur, et secrète toutes sortes de métastases inhumaines."
Ce pétrole par exemple ! Il nous promettait la prospérité mais il est comme du sang dans les sillons du corps arabe et musulman. Mon orient est défiguré, il n'existe plus ; avec la mondialisation, l'orient a perdu son âme, se vendant au marché et à la finance, fut-ce au prix de guerres effroyables. Mon orient est défiguré, ni l'homme, ni la terre, ni l'hospitalité, ni la grande paix qu'implique la soumission à Dieu ne survivent. Car qu'est-ce qu'un musulman qui ne sait plus s'abandonner à son Dieu ? le fou de Dieu ignore son Dieu et l'entrave dans l'empressement de le faire exister alors qu'Ibn Arabi disait "Dieu est si grand que chacun prospère en Lui".  

Le temps où on créditait encore les orientaux d'une âme et d'une spiritualité riche et dans laquelle il fallait aller puiser pour que l'occidental retrouve un peu de son âme, son âme "qu'il cache comme une chose un peu indécente " nous disait Etty Hillesum, cet orient est peut-être définitivement mort. L'orient n'était pas qu'un continent ou une terre,  il était une idée, une vision, un horizon, une boussole pour le coeur ; aujourd'hui, il est devenu une immense plaie, une terre à occuper, détruire et… reconstruire pour les plus grands bénéfices futurs des marchés financiers.
Cette période est bel et bien terminée, la mondialisation a nivelé les cultures et veut nous faire croire à une universalité fausse et mensongère. Cette ère s'achève sous nos yeux de vivants du XXIème siècle et sur mon Orient, s'amoncellent des nuages et des temps de plus en plus sombres.
La catastrophe pour nous est tragique, la religion de masse s'est alliée à la technique pour produire un cocktail désastreux et funeste ; dans une sorte de mimétisme inversé, l'orient a voulu rappeler à l'occident que celui-ci avait oublié Dieu, mais en prenant l'exact contre-pied de sa démarche en affirmant que Tout est Dieu, ne risque-t-on pas de parvenir au même oubli de dieu ?  Le Coran XIII 11 nous a pourtant instruits : "Dieu ne modifie pas l'état d'un peuple qu'ils ne l'aient modifié de leur propre chair…". Nous sommes seuls responsables de notre destin, et plus spécifiquement, de notre destin spirituel. Totalement."

 
4.    L'épreuve  : 

"Nous replions le Ciel comme on replie l'écrit pour le sceller" (Coran, 21, 104).

Les images qui nous parviennent, les dernières encore imprimées dans mes yeux : territoires dévastés, longs travellings sur des routes traversant des villages détruits, disloqués, désertés de toute âme, un bébé chien hurle dans les décombres, le mur d'une maison finit lentement de s'effondrer.
L'Irak, la Syrie, Gaza, la Lybie, mon monde est à genoux, désolation, exil, fuite, une apocalypse lente, destruction des plus hauts lieux de l'islam, destruction des plus anciens sites de la chrétienté, destruction de ce qui faisait l'orient majeur c'est-à-dire, la naissance, l'origine de Dieu même. Remontent à la surface de mes yeux Damas, Alep, Deraa, Bagdad, Homs, villes trésors du monde, écrins de la civilisation, architectures, temples, jardins, beautés brûlées enfouies. Cendres sur nos têtes.
Dieu s'est-il de nouveau voilé à nos yeux depuis la dernière grande catastrophe produite en terre chrétienne ?
"Oh fuyez vers Dieu" me dit mon Coran ! Ce Dieu s'est manifesté à nous dans le seul but nous dit un hadith célèbre - qui n'a cessé d'ailleurs d'être médité par les mystiques et les soufis -, dans le but de remédier à sa nostalgie et sortir de sa solitude : "J'étais un Trésor caché ; j'ai aspiré à être connu ; alors j'ai créé la création afin de me connaître moi-même en elle", ce hadith rappelle non pas la toute puissance de Dieu mais sa nostalgie, sa tristesse lorsque sa création s'éloigne de Lui.
Mais aujourd'hui, le dieu est oublié et a laissé place non à la religion ni à la spiritualité vraie mais à l'idéologie, celle-ci triomphe puisqu'elle ne connaît pas la présence en soi de Dieu ni l'islam intime ni l'islam du cœur, le seul qui compte, le seul qui satisfasse la nostalgie de dieu.
Cette posture spirituelle de l'islam accueille l'abandon confiant en Dieu, l'islam fait place à la fatalité de la mort et relativise la puissance de l'homme sur terre (C'est Dieu qui est le plus grand, Allah ou Akbar) n'a donc rien à voir avec ces kamikazes qui sont eux dans la toute puissance : Le paradis, si je veux et quand je veux, et je le veux tout de suite et maintenant ! qui peut ainsi devancer l'ordre divin ? Si tant est que ce soit bien le paradis qui les attende !
C'est un contre sens, une aberration, une perversion absolue. Ce djihad qui est d'abord une lutte en soi, individuelle visant à gagner un peu de l'attention de Dieu est devenu une nourriture de masse, servie ad nauseam par les capteurs pervers d'images, journalistes, TV, vidéos en boucle sur Internet. Ces tueurs n'ont pas lu le Livre qu'ils portent pourtant à bout de bras, analphabètes de leurs Écritures saintes, ils ont oublié ce verset : "quiconque tuerait une âme non coupable du meurtre d'une autre âme ou de dégât sur terre, serait comme avoir tué l'humanité tout entière". Mais ils ont en revanche su admirablement convertir leur idéologie religieuse aux normes et aux formes occidentales. Je voudrais ici lire les vers d'une femme poète syrienne Etel Adnan qui a écrit un recueil L'Apocalypse arabe, ceci au moment de la première guerre du Golfe et qui nomme Dieu "Mon camarade céleste" :

Je veux qu'on appelle Dieu "Notre frère" notre "frère"...
Ô camarade céleste issu de la Nuit et de la Lumière ! STOP
Ô camarade céleste reçois tes frères dans ton éternité
Ô camarade céleste écris leurs noms sur leurs membres brûlés
Ô camarade céleste donne de l'eau et du pain aux affamés
Ô camarade céleste brise l'étau du siège et fais entrer les camions
Ô camarade céleste donne de l'essence aux avions favorables
Ô camarade céleste console les veuves en leur parlant de leurs hommes

Ô camarade céleste fais que les mariées ignorent les bruits de la guerre

Ô camarade céleste reforme les combattants à partir de leurs os éparpillés

Ô camarade céleste efface le noir du deuil et plante des rosiers
Ô camarade céleste chante un requiem de gloire pour ceux dont la voix est murée dans les tombes


5.   
Résurrection

Nul ne peut atteindre l'aube sans traverser la nuit. (K. Gibran)

Quelle résurrection ? je ne la connais pas encore... Quelle renaissance relèverait mon islam de l'épreuve tragique qu'il vit aujourd'hui ? je ne la connais pas encore mais ce que je connais c'est cette sorte de résurrection ici, maintenant, qui me sauve, moi et quelques uns, peut-être même sommes nous plus nombreux que ce que nous disent les médias. C'est cet Enfant des deux mondes, ce premier livre écrit il y a longtemps mais qui inscrivait d'emblée mon chemin dans le grand océan du pluriel et de l'altérité, labourant mon Coran et allant m'abreuver à ses sources et ses autres filiations monothéistes. C'est mon Rabbi El Alamine, mon Dieu des mondes, ces premiers mots du Coran presque, un des premiers qualificatifs coraniques… c'est ainsi qu'on appelle notre Seigneur, ce pluriel me sauve du règne de la norme unique, du refus de l'altérité et de la différence. C'est ce livre écrit avec Christine Ray, ma sœur étrangère où nous avons ensemble labouré nos Livres, mettant au jour des pépites qui continuent de nous nourrir encore, des éclats de spiritualité illuminés par notamment la présence de C. de Chergé en Algérie et sa mise à mort, pour moi, algérienne, une mort inconsolable.
La survie est pour moi aujourd'hui dans cette question : "Comment opposer au destin religieux de son peuple, l'intimité de son destin propre ? Comment donner vie à ma vie, comment donner vie à ma foi ?  Oui, c'est la seule voie possible pour résister, à la catastrophe, à l'inhumain, aux tentatives totalitaires qui prennent des formes inédites et insues de nous et ce même si la nostalgie du sein communautaire ne cesse de nous habiter et d'exercer sur nous sa séduction irrépressible et sauvage.
J'aime cette chanson de Résiste de France Gall qui va être chantée ici ! J'aime ce résiste au singulier même si je me méfie du Je occidental, ce narcissisme triomphant qui se pare des vertus de l'intériorité ; on croit vivre une expérience intérieure mais on ne vit qu'une expérience narcissique, toute tournée vers soi, non pas comme les mystiques qui s'écartent du monde pour mieux approcher les rives de leur Seigneur mais comme les nouveaux modèles humains que nous sommes invités à imiter, gonflés d'orgueil, de soi, d'un moi ignorant de l'autre. C'est le "C'est mon choix triomphant", c'est le risque.

Nous sommes loin de l'alerte humaine et digne et noble que nous lançait Charlotte Delbo, revenue des camps de la mort :  "Je vous en supplie faites quelque chose, apprenez un pas de danse, quelque chose qui vous justifie… apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie" in Une Connaissance inutile

À l'inverse du "et moi et moi et moi"… , l'islam nous enseigne la "grande patience", il nous enseigne l'humilité quant à l'ordre caché du monde, patience et confiance en cet ordre invisible et secret que l'on se remémore chaque jour, à chaque Inchallah qui clôt le dire de nos désirs ou qui les ouvre plutôt. À chaque fois que je dis InchAllah, c'est un horizon lumineux qui donne sa forme à l'invisible et au mystère, Si Dieu Veut….
Cet abandon est une acceptation entière, il rappelle que l'homme n'est pas un être auto-référencé, renvoyé à lui-même, il procède d'un Autre que lui. Sa vie lui est prêtée, lui est offerte par la miséricorde divine. Sa vie est comme l'ombre d'un arbre sous lequel le voyageur vient se reposer un instant avant de reprendre sa route nous dit un hadith célèbre.

Pour terminer, je citerai alors ces magnifiques versets qui nous laissent entrevoir le vrai souffle de la Résurrection :

"Ô toi, âme pacifiée
Agréante et agréée,

Retourne vers Ton seigneur,
Entre dans mon jardin,
Entre parmi mes serviteurs".

89, 27-30, Sourate de l'Aube

Karima Berger. Avril 2015

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