Samedi du Prieuré : Ève Ricard (24/01/15)
SAMEDI DU PRIEURÉ : ÉCHOS DE LA RENCONTRE
Ève Ricard : Danser la vie
Ève Ricard qui vit depuis plus de vingt ans avec la maladie de Parkinson a livré, ce samedi 24 janvier au Prieuré, le témoignage bouleversant d’une femme qui continue inlassablement la fête de la vie.
« Il faut beaucoup de chaos en soi, pour accoucher d’une étoile qui danse », écrivait Nietzsche. Il n’est donc pas étonnant qu’Ève Ricard se soit identifiée à Une étoile qui danse sur le chaos, comme l’indique le titre de son dernier livre qui vient de paraître chez Albin Michel. En effet, malgré son corps souffrant, Ève ne cesse de danser, pieds nus, de préférence dans l’herbe. Quand elle laisse son corps s’exprimer ainsi sur la musique, elle le libère de toutes les tensions.
Jusqu’à 7 ans, Ève a cru que sa maman était une fée aux pouvoirs magiques. Tout était divin et sacré pour elle, elle vivait dans un monde hors du temps. Elle embrassait le frigidaire, parce qu’elle pensait que c’était son cousin. Et lorsqu’elle allait à l’école, elle n’y arrivait jamais… Il y avait toujours bien des fleurs, de jolis cailloux ou quelques voyous pour la retarder. Mais finalement, elle apprenait tout autant sur le chemin qu’à l’école.
Enfant, elle n’avait pas les clés pour comprendre ce monde. Les mots n’avaient pas de vrai sens, pour elle, ils n’avaient pas de figure, ils étaient juste une musique. C’est peut-être la raison pour laquelle elle consacrera sa vie professionnelle d’orthophoniste à aider des enfants qui ne savent pas lire. « Ces enfants avaient les capacités intellectuelles suffisantes, précise-t-elle, mais ils mettaient toute leur énergie à se passer de leur intelligence, parce que penser était trop dangereux. » Beaucoup d’entre eux vivaient en effet des histoires d’abandon, de violence, de secret familial.
Lorsqu’elle découvre les terroristes qui ont ensanglanté Paris en ce mois de janvier 2015, elle repense aux petits qu’elle soignait, eux dont les parents non plus ne savaient pas lire et qui ne comprenaient rien à l’école. Ces jeunes n’ont connu que l’échec scolaire et le mépris, ils n’avaient que la violence pour s’exprimer. Et Ève se sent responsable de cette humiliation qui les a conduits à la violence. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas les outils de compréhension nécessaires pour prendre la mesure de la faute.
Lorsqu’on lui demande quelle est la qualité principale d’une orthophoniste, elle répond : « être aimante ». Elle veut embellir les enfants par la beauté des mots. Le regard que l’on pose sur l’autre permet de révéler la part belle qui est en lui. « Il est de notre responsabilité à tous, ajoute-t-elle, de voir le beau en l’autre et de le lui révéler. » Son objectif auprès des enfants : les rendre capables d’aimer et d’être aimés.
J’ai une maladie, je ne suis pas la maladie !
À 40 ans, les premiers symptômes de ce qu’elle ne sait pas encore être la maladie de Parkinson apparaissent. Elle reconnaît qu’elle n’a pas toujours été tendre avec son corps, qu’elle a souvent malmené. Mais l’annonce de la maladie est une véritable déflagration. Il lui faudra à présent faire des choix, mettre en place des stratégies pour continuer à être vivante avec les vivants. Son premier acte de vie : acheter une maison, sur un coup de téléphone, une maison au milieu des biches. Elle se force à créer, à écrire de la poésie. C’est son corps qui est malade, pas elle. La vraie maladie, ce serait de perdre le goût de la vie.
« Le monde est resté le même, dit-elle, avant et après la maladie. Le bonheur est toujours là, il suffit d’y rester disponible. » Elle utilise l’énergie de la maladie contre la maladie, comme dans les arts martiaux, même si les médicaments aujourd’hui court-circuitent quelque peu cette stratégie. « On chemine avec la douleur et puis, parfois, on sort la douleur du corps, on la met de côté pour danser avec ses petits-enfants. » La fusion avec la maladie n’est pas créatrice. On n’échappe pas à la douleur, seulement à la peur de la douleur. Et lorsque la peur disparaît, il arrive que la maladie ouvre des espaces inexplorés, des terres sauvages, dont les terres spirituelles.
Il y a tant d’espace en toi !
Depuis l’âge de 10 ans, Ève lit, chaque soir, un poème et une page de la Bible. Elle a besoin de cette nourriture-là. Et pourtant, elle est née dans une famille athée et elle n’avait pas le droit d’aller au catéchisme. La Bible, c’étaient les seuls mots qu’elle comprenait, c’était un langage poétique total. Pour l’enfant poète, les mots sont des images, pas des concepts.
À 17 ans, Ève se retrouve seule. Sa maman et son frère deviennent moines bouddhistes, elle ne les voit plus pendant plusieurs années et elle passe son bac, fait ses études universitaires, se marie et accouche de son premier enfant avant de revoir sa mère. Et lorsqu’elle la retrouve, elle a du mal à la reconnaître, elle s’est rasé les cheveux et refuse d’être embrassée. Ève mettra du temps à accepter le chemin spirituel de sa maman. Leurs relations en sont bouleversées. C’est au moment où elle entre sans sa vie de femme et de mère, que sa maman abandonne sa féminité. La jeune femme le vit comme une blessure corporelle.
Son chemin à elle restera le christianisme, qu’elle découvre aussi par la musique et la peinture. Elle se sent chez elle dans cette voie-là. Elle apprend que la bonté est naturelle. Sa foi est simple et respectueuse du mystère. Lors d’un pèlerinage à Malte, elle découvre des gens en prière devant des ex-voto et, tout-à-coup, elle se met à pleurer leurs larmes. Elle n’était pas venue demander sa propre guérison, mais c’est là qu’elle a senti que nous sommes tous interdépendants, que nous sommes un.
« Je branche ma pile sur ma foi, dit-elle. Ce qui m’arrive est un chemin qui m’est donné de faire et je le fais. Je suis entièrement pleine des paroles du Christ. Pour moi, la foi est une évidence, comme l’air qu’on respire. La foi, c’est une présence magnifique et bonne, c’est la beauté. C’est un cadeau immense. » À la prière de demande, Ève préfère la bénédiction. Chaque matin, quand le jour se lève, elle bénit ce jour nouveau, elle bénit l’instant présent qui est un cadeau.
L’amour n’a pas de raison, il ne demande pas de compte, il ne doit pas peser sur l’autre, il va s’élargissant. On est avec l’autre, non pas parce qu’on a besoin de lui, mais pour donner et pour recevoir. « Plus on aime, plus on aime, dit-elle en souriant. Être seul, ce n’est pas l’absence de l’autre, c’est le manque de soi. » Et si Jésus disait : « Aime ton prochain comme toi-même », elle ajoute « mais commence par lui ».
Jean BAUWIN
(24/01/2015)
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