Samedi Saint 2013 : Les regards d'Albert Longchamp
SAMEDI SAINT 2013 : LES REGARDS D'ALBERT LONGCHAMP
Albert Longchamp relit l’Écriture à la lumière de son actualité
Écriture : « C’était vraiment bon »
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (…). Dieu dit : « Que la lumière soit ! Et la lumière fut ». Dieu dit encore : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit, qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires au firmament du ciel pour illuminer la terre ».
Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu dit encore : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » (…)
Il les créa mâle et femelle.
Il les bénit.
Il leur dit :
« À vous d’être féconds et multiples. » (…)
Il y eut un soir, il y eut un matin.
Et Dieu vit ce qu’il avait fait : c’était vraiment bon.
Genèse 1, 1…31
Regard : « Mon ange gardien »
Mon regard sur les autres a beaucoup changé. Je tente de « voir » avec mes yeux nouveaux. Ce qui me conduit parfois à des situations troublantes. Par exemple la rencontre fréquente que j’évoquais dans une homélie improvisée devant les moines et les visiteurs du Monastère de la Croix Glorieuse, une nouvelle communauté, d’inspiration Charles de Foucauld, où je me trouvais pour « fêter » dignement le 31 décembre dernier. Je leur disais : je vois presque chaque jour, devant la station de métro proche de notre communauté, un mendiant qui tend timidement son gobelet. Quand je l’ai aperçu pour la première fois, j’ai passé mon chemin, car je tiens à la « règle » apprise dans ma jeunesse lors de mes séjours dans les bidonvilles parisiens : pour venir en aide aux « itinérants », comme on dit ici avec pudeur, il faut d’abord travailler à la transformation d’une société injuste et ne pas favoriser la mendicité. La théorie est correcte. Mais la seconde fois que j’ai vu l’homme, j’allais manger. En dépit de mes superbes principes, je ne pouvais pas ignorer un frère en humanité. Donc, je lui verse une obole en le saluant comme une vieille connaissance, et je m’apprête à poursuivre ma route. Sa voix m’arrête tout net : « MMM…MM… Monsieur ! » Je reviens sur mes pas. L’homme paraît jeune, mais sa capuche, rabattue sur le front, découvre à peine des yeux pétillants et ne me permet pas de lui donner un âge. Affligé d’un lourd handicap de la parole, il tente de prononcer : « V… vous… vous… allez b. b. bien ? » - Oui, merci ! « Bo… bo… bonne journée ! » Depuis ce bref dialogue, je lui parle à chaque rencontre et je suis loin d’être le seul. Un jour, il a demandé pour moi que Dieu me bénisse. Là, j’ai craqué ! Je ne connais pas son nom mais je l’ai déclaré mon « Ange gardien ». Au jour de la Rencontre, c’est lui qui me conduira vers le Créateur…
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Écriture : « Sois en bénédiction »
Le Seigneur dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir ».
Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai.
Je rendrai grand ton nom.
Sois en bénédiction.
Je bénirai ceux qui te béniront,
qui te bafouera je le maudirai ;
en toi seront bénies toutes les familles de la terre. »
Abram partit comme le Seigneur le lui avait dit, et Loth partit avec lui.
Genèse 12, 1-4
Regard : « J’ai vu beaucoup pleurer »
À la clinique de Montréal « Nouveau Départ » où j’ai séjourné, j’ai vu beaucoup pleurer et j’ai découvert la souffrance de « gosses » » de 17 ou 18 ans qui ont déjà connu des drames inouïs. L’un des jeunes patients m’a confié qu’il avait 8 ans quand il a vu son père assassiné devant ses yeux. A 14 ans, l’adolescent absorbait jusqu’à douze doses de drogue par jour, zonait dans la rue et n’osait plus rentrer à la maison. Comment a-t-il survécu, où dormait-il ? Vous pouvez tout imaginer. Bien évidemment, il fut chassé de l’école. Heureusement, sa mère ne l’a jamais abandonné et le patient travail des thérapeutes consiste à le reconduire vers un véritable avenir. D’autres patients occupaient de hautes fonctions dans la société civile, politique, économique, ecclésiale. Toutes nos rencontres quotidiennes se déroulaient dans un grand respect des drames de chacune et chacun de nous. J’ai quitté la clinique, paradoxalement, avec un sentiment de profonde nostalgie. Quelques jours plus tard, je découvrais cette prière de Sœur Emmanuelle, que je m’approprie : « Aide-moi surtout, Seigneur, à voir la face ensoleillée de chacun de ceux avec qui je vis. » Et si je devais résumer au maximum mon expérience de ces dernières années et surtout des mois vécus à Montréal, je choisirais comme slogan le titre d’un ouvrage de très grande densité spirituelle dû à l’abbé Maurice Zundel : « Émerveillement et Pauvreté » (Ed. St-Augustin).
Moi aussi, je suis parti de mon pays.
Et moi aussi, je me suis trouvé « en bénédiction ».
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Écriture : « Pourquoi crier vers moi ? »
Les fils d’Israël, voyant les Égyptiens lancés à leur poursuite, étaient effrayés. Le Seigneur dit à Moïse : « Pourquoi crier vers moi ? Ordonne aux fils d’Israël de se mettre en route ! Toi, lève ton bâton, étends le bras contre la mer, fends-la en deux, et que les fils d’Israël pénètrent dans la mer à pied sec. » (…)
Moïse étendit le bras contre la mer. Le Seigneur chassa la mer toute la nuit par un fort vent d’est, et il mit la mer à sec. Les eaux se fendirent, et les fils d’Israël pénétrèrent dans la mer à pied sec, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. Les Égyptiens les poursuivirent et pénétrèrent derrière eux – avec tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses guerriers – jusqu’au milieu de la mer. (…)
Le Seigneur dit à Moïse : « Étends le bras contre la mer : que les eaux reviennent sur les Égyptiens, leurs chars et leurs guerriers ! ». Moïse étendit le bras contre la mer. Au point du jour, la mer reprit sa place ; dans leur fuite, les Égyptiens s’y heurtèrent, et le Seigneur les précipita au milieu de la mer. Les eaux refluèrent et recouvrirent toute l’armée de Pharaon, ses chars et ses guerriers, qui avaient pénétré dans la mer à la poursuite d’Israël. Il n’en resta pas un seul.
Exode 14, 21…28
Regard : « Née de mon cœur »
Moi aussi, j’ai crié vers Lui.
J’avais une sœur, Élisabeth. J’y étais très attaché. Un jour de 2007, elle s’est donné la mort. Tout mon corps est « mort » avec elle.
Comme les Égyptiens, j’étais englouti.
Après une longue et lente traversée, j’ai mieux compris la douleur d’une femme qui perd un enfant en lisant l’histoire d’une petite fille à laquelle on présente un bébé nouveau-né : sa petite sœur. Réflexion de la fillette : « Ma sœur est née de mon cœur ». Élisabeth aussi est née de mon cœur…
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Écriture : « Qui a péché ? »
En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. Ses disciples lui posèrent cette question : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ! Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ; aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. »
Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle, et il lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé » - ce qui signifie « Envoyé ». L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait.
Jean 9, 1-7
Regard : « La maladie n’est pas une malédiction »
L’alcoolique ne « guérit » jamais. Je le dis aujourd’hui et ce n’est pas une formule creuse : « je suis alcoolique ». Mais avec l’aide de Dieu et de mon entourage, je maîtrise la maladie. Et je revis le bonheur de la liberté. La maladie n’est pas une malédiction. Ma nouvelle mission est de donner de l’espérance. Elle me donne le désir de vivre moi-même avec mes écorchures et mes échecs. Avec regrets, peut-être, mais sans honte.
J’aimerais conseiller à quiconque est concerné par l’alcool ou les drogues de relire ce petit verset de l’Évangile de Jean. Il est écrit comment Jésus guérit un aveugle de sa cécité (Jn 9, 6) : « Après avoir dit cela, il cracha à terre, et fit de la boue avec sa salive. Puis il appliqua cette boue sur les yeux de l’aveugle. » La théologienne Francine Carillo commente : « Jésus est l’homme qui fait de la lumière avec la boue, avec tout ce qui est trouble, boueux, brouillé en nous ! »
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Écriture : « Fillette, réveille-toi ! »
Quand Jésus eut regagné en barque l’autre rive, une grande foule s’assembla près de lui. Il était au bord de la mer. Arrive l’un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros ; voyant Jésus, il tombe à ses pieds et le supplie avec insistance en disant : « Ma petite fille est près de mourir ; viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » Jésus s’en alla avec lui. (…)
Quand ils arrivent à la maison, Jésus voit de l’agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte, elle dort. » Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l’enfant et ceux qui l’avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l’enfant, il prend la main de l’enfant et lui dit : « Talitha Qoum », ce qui veut dire : « Fillette, je te le dis, réveille-toi ! » Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher.
Marc 5, 21… 42
Regard : « J’attends papa »
Avec un copain jésuite, nous avions visité l’ancienne abbaye d’Oka, au Québec. Après avoir quitté les lieux, nous nous rendions au parking pour reprendre notre voiture. Sur le chemin, nous découvrons, par moins 12°, un enfant couché par terre. « Il est mort ! » crie mon confrère. Nous ne voyions pas son visage. Je me suis baissé, c’était une petite fille, environ 5 à 6 ans, j’ai caressé sa joue : elle était chaude ! Elle vivait ! Je lui ai dit : « Petite fille, lève-toi ». Elle a ouvert les yeux sans le moindre effroi. A cet instant, sa chaleur a passé en moi. La chaleur du vivant m’a envahi. Je n’ai jamais connu d’expérience aussi forte, presque violente. J’ai demandé à l’enfant pourquoi elle était là, toute seule, et endormie. Réponse : « J’attends papa ! ». Un jeune papa est en effet arrivé quelques minutes plus tard. Ce n’est qu’au retour, en racontant l’histoire, que j’ai compris le sens de cet événement… de pur évangile, avec la fille de Jaïre. On a même dû faire taire certains confrères un peu trop pressés de parler de résurrection. Au sens strict, bien sûr, l’enfant n’était pas morte. Mais combien de millions d’enfants, d’hommes, de femmes, ont besoin d’être entendu, ont besoin de nous transmettre la chaleur de leur sang et de leur espérance. Voici tracée la courbe de ma vie : le Seigneur m’attend comme un enfant.
LE DERNIER JOUR
Nous étions rendus à la dernière thérapie avant la dispersion. Éric, 18 ans, s’approche de moi. Ex-enfant terrible, il a tout connu de la drogue. Libéré des contrefaçons, il rêve de connaître la vraie vie. En clinique, nous avons passé des soirées entières devant la TV. Fan de hockey, Éric me bourrait de coups de poings à cause de mon manque de zèle à hurler de joie ou de rage devant les exploits ou les défaites du « Canadien », son équipe préférée.
Entre nous, jamais parlé de religion.
L’heure de se quitter est arrivée. Éric s’amuse in extremis à m’initier au rituel des salutations juvéniles. Poings serrés, grosses bourrades sur le ventre et même un bisou ! Très ému, il tourne les talons mais revient aussitôt sur ses pas, me tape à nouveau l’épaule en déclarant à pleine voix : « Albert, t’es Jésus ! » Littéralement foudroyé par ces mots, je lance : « Pas encore ! ». Déjà il a disparu…
Une joie intense m’inonde. « T’es Jésus ! » Oui, nous devenons Jésus. Oui, ce soir-là, j’ai compris. Éric m’a ouvert la porte du paradis. A-Dieu donc, enfant de ma résurrection !
Albert Longchamp
Samedi Saint 2013