"Je vous appelle amis" : Commentaire de Charles Wright
« Vous êtes mes amis » (Jn 15 : 14)
Homélie de Charles WRIGHT
Jeudi Saint 6 avril 2023
Juste quelques mots en réclamant votre indulgence plénière…
En fait, je me suis dit simplement que j’allais vous partager ma méditation, ce qui m’a frappé dans ce texte.
Le mot « ami »
Il y a un mot qui m’a sauté au visage : évidemment, c’est le mot « ami » : « Je vous appelle amis ! ». Et ce mot, on l’a tellement entendu, justement, eh bien, qu’on ne l’entend plus. Nos oreilles un peu habituées ne s’étonnent plus de sa présence. Ce que je vous propose simplement, c’est de le faire résonner, et de voir ce que ça veut dire concrètement dans notre… existentiellement de mettre sa confiance dans un Dieu qui se dit « ami ».
Dieu
Il me semble qu’il y a là quelque chose qui est absolument inouï, en fait, et très neuf. Alors, je vous partage un peu là où j’en suis dans mon chemin spirituel et… en toute honnêteté, moi, le mot « Dieu », je ne peux plus le sentir. On parlait du parfum, tout à l’heure… C’est un mot que je ne peux plus prononcer. Je trouve qu’il faudrait, quand on prononce ce mot, retrouver la sobriété des anciens qui disaient que Dieu est l’inconnu, l’ineffable, l’incompréhensible. Or parfois, on le met, y compris dans la spiritualité chrétienne, on le met à toutes les sauces : Dieu veut ceci, Dieu veut cela… la volonté de Dieu. Moi, j’ai une réaction de raidissement qui m’interpelle, et je pense que ce qui se joue là, c’est que ce mot est très équivoque, le mot « Dieu ». Quand on le prononce, on ne s’en rend plus compte, mais il y a des siècles de représentations, de visions, de définitions qui affleurent, qui sont cristallisées dans ce mot. Quand on dit le mot « Dieu », il y a le dieu des Grecs, le dieu jupitérien, le dieu de la métaphysique, le dieu du théisme, le dieu du cosmos, cet espèce d’être immobile comme ça qui est immuable, qui est la cause de toute chose et… je comprends qu’on soit athée de ces dieux-là. Ils ne sont plus croyables, et ils donnent raison à tous ceux qui disent que Dieu, c’est une invention des hommes, c’est une projection de nos fantasmes, de notre narcissisme… je ne sais pas…
Mais le Dieu de Jésus-Christ, « ami des hommes » comme disent les orthodoxes, eh bien, il vient complètement nous désencombrer de cet imaginaire, de cette quincaillerie un peu idolâtrique ; même si, en tout cas pour moi, si on est un peu honnête avec soi-même, il y a des traces, des reliques dans nos consciences encore de ces dieux un peu païens qui demandent à être évangélisés. Mais en tout cas, ce qui me paraît fou et ce que je veux dire, c’est qu’un Dieu ami, en fait, on ne s’en rend plus compte, mais c’est une révolution dans l’idée de Dieu. Il y a quelque chose d’absolument révolutionnaire. Parce que dans l’imaginaire, Dieu, il est séparé, il est éloigné. Il est dans une suréminence. Il y a un abîme entre lui et nous. Or un ami, c’est tout le contraire : c’est quelqu’un qui se met à notre niveau. Alors, bien sûr, il y a encore une différence, une altérité qui est grande, mais qui n’empêche pas une proximité. Et donc, le Dieu ami de l’homme ce n’est plus cette divinité écrasante, lointaine, jalouse de sa gloire, mais c’est quelqu’un au contraire qui renonce à sa puissance, à son éminence, pour entrer en amitié, pour nous apprivoiser, pour nous laver les pieds. Donc ce n’est plus un principe, c’est un visage ! Ce n’est plus un être impassible, comme ça, indifférent, mais quelqu’un qui souffre avec nous, qui se réjouit avec nous. Et, pour moi personnellement, là où j’en suis aujourd’hui, je crois que le fond du christianisme, c’est ce compagnonnage avec cette présence qui nous veut du bien.
Libérés de la peur
Alors, je parlais tout à l’heure des conséquences concrètes dans nos existences. La première, elle est incroyable, mais c’est qu’on n’a plus peur, on est libéré de la peur, il n’y a plus besoin d’avoir peur. Dans la plupart des systèmes religieux, les hommes ont peur des dieux, et la religion, c’est un système de sacrifices, de trucs expiatoires pour apaiser la colère, la tenir à distance. Et quand Saint Jean désigne Dieu comme un ami, c’en est fini avec ce dieu pervers, avec ce dieu sadique, janséniste, qui broie l’homme, qui voit tout, qui sait tout, qui est tyrannique, qui réclame des sacrifices… On ne fait pas un sacrifice à un ami : on lui donne de la tendresse, on lui donne de la présence. Donc, l’air de rien, c’est l’abolition de toute une spiritualité sacrificielle, acétique, qui a éloigné beaucoup, beaucoup de monde de l’Église. Et puis, c’est une grande libération, aussi : on sort de l’esclavage. Dieu n’est plus là pour autoriser ou interdire, mais pour enfanter des hommes libres qui inventent leur vie, justement, avec l’esprit de liberté. Ça, c’est la première conséquence existentielle qui est, quand même, incroyable.
Une réalité devenue amicale
La deuxième, c’est que, croire dans un Dieu qui… mettre sa confiance dans un Dieu qui est ami, c’est que la réalité devient amicale. Il y a un certain discours chrétien qu’on entend encore, qui pense qu’il y a des choses pures et des choses impures, des choses profanes et des choses spirituelles, et donc qui proposent une spiritualité du détachement. Pour rencontrer Dieu, il faudrait se détacher du créé, de la matière, se prémunir du profane, s’angéliser en quelque sorte. Mais croire dans un Dieu qui quitte sa suréminence, pour s’incarner, pour s’humaniser, ça nous libère complètement de ce schéma. Il n’y a plus rien de profane, parce que tout est sacré. En prenant corps, en prenant chair, le Christ a tout béni : tout est bon, voilà, la réalité du monde n’est plus un écran : c’est un écrin ! On n’est plus exilé dans la matière, parce que la matière est habitée par Dieu. Et donc, on est appelé, comme disaient les jésuites, à « trouver Dieu en toute chose », dans le matériel, dans le charnel, dans le sexuel, dans le quotidien, dans l’ordinaire le plus prosaïque. Et donc, ce n’est plus une spiritualité du détachement, mais de l’attachement. S’engager dans le monde, aimer, se lier, fraterniser, avoir un regard qui sait voir la beauté des choses, des êtres, des situations, cultiver la gratitude d’être au monde.
Il y a un moine encore que j’aime beaucoup, le frère Cassingena, qui dit qu’il y a un « carpe diem chrétien ». Cultiver, savoir cultiver ce qui nous est donné, le monde comme une donation. Donc vous voyez, en fait, c’est une révolution. Et puis, rapidement, une révolution dans la vision de Dieu, le fait que la réalité est amicale…
Devenir des êtres d’amitié
Et, troisième point, puisque la vie chrétienne, c’est essayer de vivre dans le style de ce vieux rabbi nazaréen, eh bien, c’est une invitation pour nous, en tout cas pour moi, à essayer de devenir des êtres d’amitié, et de devenir une Eglise amicale. Là où j’en suis aujourd’hui, je crois que la vocation des chrétiens, c’est ça, c’est entrer en relation amicale avec toute réalité, avec les gens qui nous entourent et donc non pas racoler, convertir, ramener les gens à la messe, mais les ramener déjà à eux-mêmes, être des sourciers qui aident les gens à retrouver leur source, se mettre au service de leur liberté. L’ami, c’est celui qui est présent, donc offrir de la présence gratuite, de l’écoute. Le Christ ne faisait pas grand-chose, dans son évangile, mais il était là, et la présence, c’est peut-être ce qu’il y a de plus divin. Et puis voilà, aider les autres à vivre, trouver notre joie dans leur joie, c’est ça en fait ce que font les amis, et je pense que c’est un chouette programme de vie, en tout cas pour moi, et je vous le partage à la suite de celui qui s’est agenouillé pour nous par amitié.