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Le Docteur Mukwege par Bernard Balteau

Les Samedis du Prieuré 2016-2017

LE DR MUKWEGE

par Bernard Balteau

 

Bonjour à tous,

Parmi les deux mille milliards de galaxies (paraît-il) qui nous entourent, nous ne sommes, évidemment, qu’un peu de poussière d’étoile. Nous ne pesons pas lourd et nos « résistances », aussi déterminées soient-elles, ne sont - ne peuvent être - qu’infinitésimales. Et pourtant, dans l’infinie froideur du cosmos, il n’y a peut-être qu’elles - nos résistances - pour démentir le néant et transfigurer ce « petit rien » que nous sommes.

Par mon métier, j’ai eu la chance de connaître et d’écouter beaucoup d’hommes et de femmes qui avaient été résistants durant la Seconde guerre mondiale. Andrée, Max, Mouchka, Dédée, Henri, et tant d’autres, je n’arrête pas de penser à vous. Ce qui m’attirait, me touchait, souvent, dans leur témoignage, c’est qu’ils ou elles s’étaient engagé(e)s dans cette voie à mains nues, à ce point de rencontre - bien ténu, bien fragile - qui peut exister entre le hasard et la nécessité. Leur moteur, au départ, n’avait pas été un livre, une idée ou une idéologie, un système de valeurs, pas même une éducation, même si tout cela avait pu jouer peu ou prou, à un moment ou à un autre. Mais ils ou elles avaient d’abord dit : « oui, je m’engage », « oui, je résiste », avant même de peser le pour et le contre, avant même toute réflexion ou tout examen de conscience...

C’est vraiment cela qui me fascinait et me fascine toujours ! Comme une sorte d’énigme à percer au point de rencontre fragile qui peut exister entre le hasard et la nécessité. Fallait-il être «aveugle », « inconscient », face aux risques encourus, alors même qu’ils ou elles avaient peut-être une famille, des enfants, un grand amour, que sais-je. La résistance va souvent de pair avec la clandestinité. Fallait-il être humble poussière d’étoile, pour risquer sa vie à l’insu de tous !

Combien d’actes de courage sont restés ignorés de tous parce que leur auteur avait trouvé la mort au cours d’une mission qu’il avait essayé d’assumer seul, dans l’obscurité totale ? Bien sûr, beaucoup d’hommages ont été rendus, après guerre, au résistant « inconnu ». Beaucoup de belles médailles - méritées, ont été attribuées à ceux et celles qui avaient survécu. Davantage aux hommes - soit dit en passant - qu’aux femmes, moins enclines qu’eux à rendre publique la résistance qui avait été la leur et qui, à leurs yeux, n’avait été que « bien naturelle ». Naturelle... et exceptionnelle, pourtant.

Résister ou ne pas résister. To be or not to be. Telle sera donc notre question, cette année, au Prieuré. Mais aussi notre prière, notre partage, notre élan. Nous n’allons pas, je crois, faire de la théorie, ni même philosopher en chambre ou en église. Ce serait dommage... Pour les poussières d’étoile que nous sommes, il y a tant et tant de défis à relever dans notre monde d’aujourd’hui, tant et tant de résistances à tenter.

En lisant les journaux, en écoutant la radio, en regardant la télé, n’avez-vous pas parfois - comme moi, l’impression d’être submergés d’infos insoutenables ? N’avez-vous pas, comme moi - comme l’autruche, l’envie de vous plonger la tête dans le sable ? Ou dans le frigo ? Ou dans le matérialisme ambiant ? N’éprouvez-vous pas comme moi un très désagréable et très profond sentiment d’impuissance ? C’est un bon début...

Devant les « horreurs du monde », on a envie de tourner le bouton, pas vrai ? Trop, c’est trop ! Mais qu’est-ce qui me taraude, en définitive, si ce n’est mon propre sentiment d’impuissance, un peu narcissique, un peu nombriliste ?

Qu’est-ce qui m’attriste, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, si ce n’est ce fichu « fatalisme » qui s’empare de moi, que je laisse s’emparer de moi ? Que puis-je changer au monde, moi « poussière d’étoile » ?

Alors, c’est vrai, parfois j’ai besoin qu’on m’aide. J’ai besoin de savoir que telle ou telle autre poussière d’étoile, connue ou inconnue, a été - est - un grain de sable dans l’engrenage de la violence, de la guerre, de la barbarie. Comme Bonhoeffer, dont vous a parlé Gabriel. Comme Antigone, dont Christian est manifestement amoureux... Voici donc, si vous le voulez bien, un troisième exemple qui, je le crois, mérite d’être évoqué pour nous donner de la lucidité, du courage et ce vrai bonheur aussi de dire « oui, je résiste » !

Mais d’abord, je vous préviens..

Si vous êtes définitivement convaincus que les atrocités effroyables qui sont commises - depuis plus de 20 ans,  dans la région des Grands lacs, en République non Démocratique du Congo, ne constituent somme toute qu’une affaire congolaise et que les Congolais n’ont qu’à la régler entre eux, alors ne m’écoutez pas !

Si vous êtes définitivement convaincus que les violences à l’égard des femmes ont toujours existé et que, hélas - trois fois hélas, elles existeront toujours, là-bas, ici-bas, alors ne m’écoutez pas !

Si vous êtes définitivement convaincus que la RnDC est un pays trop grand, trop pauvre ou trop riche, trop convoité par toutes sortes d’intérêts, pour être un jour gouverné convenablement, alors oui, vraiment, ne m’écoutez surtout pas !

Par contre, si vous pensez qu’on ne peut pas rester les bras ballants, si vous pensez que l’indignation ne suffit pas - ne suffit plus, si vous pensez que le sort inhumain fait à des milliers de femmes, du Congo et d’ailleurs, doit cesser toutes affaires cessantes... Si vous pensez que l’impunité des violeurs de tous poils n’est pas une fatalité, alors merci de m’écouter quelques minutes vous parler de ce grand résistant africain qu’est la docteur Denis Mukwege.

Il est né au Congo, voici 61 ans, et il est gynécologue-obstétricien. J’ai eu la chance de le rencontrer, voici quelques mois, et de passer deux heures en sa présence. En l’écoutant répondre simplement à mes questions - c’est mon métier, je vous l’ai dit - j’ai automatiquement repensé à ces résistants que j’avais rencontré dans les années 1990.

Comme vous sans doute, j’avais entendu parler de Mukwege. Mes amis, Thierry Michel et Colette Braeckman, m’avaient dit, tout au long de la réalisation de leur film « L’homme qui répare les femmes », combien l’engagement de cet homme les avait marqué pour toujours. Mais rencontrer Denis, d’homme à homme, sans écran de cinéma interposé, m’a bouleversé. Une flammèche s’est allumée dans son regard et s’est propagée dans le mien...

Denis Mukwege - vous le savez - se bat, à mains nues et à voix nue, depuis plus de 20 ans, pour porter secours, en tant que médecin, aux femmes victimes du viol - cette terrible « arme de guerre » - dans la région des Grands Lacs. Pour « réparer » ces femmes, en quelque sorte...

Réparer, ce terme peut paraître trivial. Mais c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Réparer chirurgicalement, réparer psychologiquement et socialement, aussi. Rendre une dignité, rendre une « virginité du cœur », comme il dit, à ces femmes bafouées, mutilées, estropiées. Leur permettre de rejouer, dans leur famille, dans leur environnement social, pour elles-mêmes, le rôle majeur, vital, que les femmes ont toujours joué en Afrique, comme ailleurs.

Certes, son métier, ses engagements, l’ont amené au fil du temps à beaucoup réfléchir sur la nature humaine, sur l’engrenage de la violence (qui peut s’enclencher, si l’on n’y prend garde, chez n’importe quel humain, chez vous comme chez moi, comme chez lui). Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est ceci : Denis a d’abord dit, il y a bien longtemps déjà : « oui, je résiste ». Depuis, d’ailleurs, il le dit - il se le dit - chaque matin, avant de partir vers l’hôpital de Panzi, près de Bukavu. C’est cet engagement total, avant même toute réflexion sur le pour et le contre - ou sur les risques encourus (par lui-même mais aussi par ses proches), c’est cet engagement total qui m’a « soufflé » ! Comme beaucoup de résistants - dans la Seconde guerre mondiale ou dans d’autres conflits (peu importe), il a d’abord dit « oui, je m’engage, oui je résiste », sans conditions, sans préalable, à voix nue et à mains nues. Et il a dit cela, lui poussière d’étoile, alors que... ou quand bien même son sentiment d’impuissance le taraudait.

Ce sentiment d’impuissance, je vous l’ai dit, peut être un bon début... Sauf bien entendu s’il se cristallise en culpabilité, en passivité ou en résignation. C’est ce sentiment-là qui nous convie à l’humilité de notre humanité de poussière d’étoile. C’est lui qui peut me pousser au-delà de moi-même et c’est de lui que peut émerger en moi-même une force que je ne soupçonnais même pas. Résister, je le crois grâce à Denis et à beaucoup d’autres, n’est pas un mot d’ordre, une bonne intention, ni même une juste cause. Dans l’infinie froideur du cosmos, nous ne disposons peut-être que de cela pour conjurer le néant et transfigurer ce « petit rien » que nous sommes.

Denis est fatigué. Il n’en a cure. Il parcourt le monde pour alerter l’opinion publique. Il ne ménage ni son temps, ni son énergie, pour nous alerter, nous appeler surtout à agir, tous autant que nous sommes, chacun où nous sommes, avec sa petite parcelle de pouvoir... changer le monde.

Denis n’entrera pas en politique, comme beaucoup de gens le pressent de le faire. Il connaît ses limites, ce n’est pas son métier... Il ne siégera pas non plus à la Cour pénale internationale pour juger les « petits » violeurs du Kivu, et ceux, bien plus hauts placés, qui les « couvrent ». Denis connaît ses limites, ce n’est pas son métier... Puisse-t-il tenir le coup !

Puissent d’autres hommes, d’autres femmes, se lever - résister - pour que ce monde soit mieux gouverné, pour que l’impunité soit combattue sans merci, pour que justice soit rendue... et pour que nous puissions jubiler de ce bonheur véritable d’être un grain de sable dans l’engrenage du mal. Chacun à notre manière, chacun là où nous sommes, pour un temps si court.

Bernard BALTEAU
(15/10/2016)

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